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Aamma me grondait : « Le Baddawi t’a ensorcelée ! Je vais lui donner des coups de bâton ! » Elle se moquait de moi.

La guerre est si loin. Jamais il n’y a rien. Au début, les enfants jouaient avec des bouts de bois, ils imitaient le bruit des fusils, ou bien ils se jetaient des cailloux en se couchant par terre, comme si c’étaient des grenades. Maintenant, ils ne font même plus cela. Ils ont oublié. « Pourquoi ne partons-nous pas ? Pourquoi ne retournons-nous pas à la maison ? » Ils demandaient cela aussi, et maintenant ils ont oublié. Leurs pères et leurs mères détournent le regard.

Dans les yeux des hommes, il y a une sorte de fumée, un nuage. Cela éteint leur regard, le rend léger, étranger. Il n’y a plus la haine, la colère, il n’y a plus les larmes, ni le désir, ni l’inquiétude. Peut-être est-ce parce que l’eau manque tellement, l’eau, la douceur Alors il y a cette taie, comme sur le regard de la chienne blanche quand elle avait commencé à mourir.

Pour cela, j’aime les yeux de Saadi. Lui, n’a pas perdu l’eau de son regard. Ses iris jaunes brillent comme ceux des chiens qui rôdent dans les collines, autour du camp. Quand je viens le voir, il y a une lumière dans ses yeux. Il rit, mais à l’intérieur de lui-même, sans bouger les lèvres, juste avec les yeux. Cela se voit très bien.

Quelquefois il parle de la guerre. Il dit que, quand tout sera fini, il ira vers le sud, du côté du grand lac salé, dans la vallée de son enfance. Il ira à la recherche de son père, de ses frères, de ses oncles et de ses tantes. Il pense qu’il les retrouvera, et qu’il pourra recommencer à marcher avec ses bêtes, le long des rivières invisibles.

Il dit des noms que je n’ai jamais entendus avant, des noms aussi lointains que les noms des étoiles : Suweima, Suweili, Basha, Safut, Madasa, Kamak, et Wadi al-Sirr, la rivière du secret, où chacun finit par arriver. Là-bas, selon ce qu’il dit, la terre est si âpre et le vent si fort que les hommes fuient comme la poussière. Quand le vent se lève, les bêtes marchent vers le Jourdain, et parfois même au-delà jusqu’à la grande ville d’al-Quds, celle que les Hébreux nomment Jérusalem. Quand le vent cesse, les bêtes retournent vers le désert. Il dit comme le vieux Nas : la terre n’est-elle pas à tout le monde ? Le soleil ne brille-t-il pas pour tous ? Son visage est jeune, mais son regard est plein de connaissance. Il n’est pas prisonnier au camp de Nour Chams. Il peut s’en aller quand il le veut, traverser les collines, aller jusqu’à al-Quds, et même plus loin, de l’autre côté du fleuve, jusqu’à ces villes d’or et de nacre où Aamma Houriya dit qu’autrefois vivaient les rois qui commandaient même aux Djenoune, à Bagdad, à Ispahan, à Bassora.

Une nuit, j’étais si mal, je brûlais dans ma peau. Je sentais comme une pierre posée sur ma poitrine. Je suis sortie. Dehors, tout était calme. Aamma Houriya dormait enveloppée dans son drap près de la porte, mais Roumiya ne dormait pas. Ses yeux étaient grands ouverts. Je voyais sa respiration soulever son corps, mais elle n’a rien dit quand je suis passée devant elle.

J’ai vu les étoiles. Peu à peu, dans la nuit, tout s’est mis à briller avec force, d’une lumière dure qui me faisait mal. L’air était chaud, le vent qui soufflait semblait l’haleine d’un four. Pourtant, il n’y avait personne dehors. Même les chiens étaient cachés.

Je regardais les allées rectilignes du camp, les toits goudronnés des maisons, les plaques de tôle qui brinquebalaient dans le vent. C’était comme si tout le monde était mort, comme si tout avait disparu, à jamais. Je ne sais pourquoi j’ai agi ainsi : j’avais peur, soudain, j’avais trop mal à cause de ce poids sur ma poitrine, à cause de la fièvre qui me brûlait jusqu’aux os. Alors je me suis mise à courir le long des allées du camp, sans savoir où j’allais, et je criais : « Réveillez-vous !.. Réveillez-vous !.. » D’abord, ma voix ne parvenait pas à traverser ma gorge, je poussais seulement un cri rauque qui me déchirait, un cri de folie. Cela résonnait bizarrement dans le camp endormi, et bientôt les chiens ont commencé à aboyer, un, puis un autre, puis tous les chiens autour du camp, jusque dans les collines invisibles. Et moi je continuais à courir le long des allées, pieds nus dans la poussière, avec cette brûlure sur mon visage et dans mon corps, cette douleur qui ne voulait pas s’échapper. Je criais à tout le monde, à toutes les maisons de planches et de tôle, à toutes les tentes, à tous les abris de carton : « Réveillez-vous ! Réveillez-vous ! » Les gens commençaient à sortir. Les hommes apparaissaient, les femmes drapées dans leurs manteaux malgré la chaleur. Je courais, et j’entendais distinctement ce qu’ils disaient, la même chose qu’ils avaient dite quand Roumiya était arrivée : « Elle est folle, elle est devenue folle. » Les enfants s’éveillaient, les plus grands couraient avec moi, les autres pleuraient dans le noir. Mais je ne pouvais plus m’arrêter. Je courais et je courais à travers le campement, passant et repassant par les mêmes rues, tantôt du côté de la colline, puis en bas, dans la direction des puits, et le long du fil de fer barbelé que les étrangers avaient installé autour des puits, et j’entendais ma respiration siffler dans mes poumons, j’entendais les coups de mon cœur, je sentais le feu du soleil sur mon visage, sur ma poitrine. Je criais, d’une voix qui n’était plus la mienne : « Réveillez-vous !.. Préparez-vous !.. »

Puis, d’un seul coup, le souffle m’a manqué. Je suis tombée par terre, près du fil de fer barbelé. Je ne pouvais plus bouger, plus parler. Les gens se sont approchés, des femmes, des enfants. J’entendais le bruit de leurs pas, j’entendais avec netteté leur souffle, leurs paroles. Quelqu’un a apporté de l’eau dans une tasse de fer, l’eau a coulé dans ma bouche, sur ma joue, comme du sang. J’ai aperçu le visage d’Aamma, tout près de moi. J’ai prononcé son nom. Elle était là, sa main douce appuyée sur mon front. Elle murmurait des paroles que je ne comprenais pas. Puis j’ai compris que c’étaient des prières, et j’ai senti que les Djenoune s’éloignaient de moi, qu’ils m’abandonnaient. Tout à coup, je me suis sentie vide, en proie à une extrême faiblesse.

J’ai pu marcher, appuyée sur les bras d’Aamma. Allongée sur la natte, dans notre maison, j’ai entendu les bruits de voix diminuer. Les chiens ont aboyé encore longtemps, et je me suis endormie avant eux.

Quand je suis allée en haut de la colline de pierres, le matin, Saadi est venu vers moi, il m’a dit : « Viens, je veux te parler. » Nous sommes allés près de la tombe du vieux Nas. C’était encore de bonne heure, il n’y avait pas d’enfants. J’ai vu que Saadi avait changé. Il avait lavé son visage et ses mains en allant aux puits, à l’heure de la prière, et ses habits, quoique déchirés, étaient propres. Il a serré ma main très fort dans la sienne, et son regard brillait d’un éclat que je ne connaissais pas. Il a dit : « Nejma, j’ai entendu ta voix, cette nuit. Je ne dormais pas quand tu as commencé à nous appeler. J’ai compris que tu avais reçu cela de Dieu. Personne ne t’a entendue, mais moi j’ai entendu ton appel, et pour cela je me suis préparé. »

J’ai voulu retirer ma main et partir, mais il me tenait si fort que je ne pouvais pas m’échapper. La colline était déserte, silencieuse, le camp était loin. J’avais peur, et la peur se mêlait à une émotion que je ne comprenais pas, à cause de l’éclat de son regard. Il m’a dit : « Je veux que tu viennes avec moi. Nous irons de l’autre côté du fleuve, jusqu’à la vallée où je suis né, à al-Moujib. Tu seras ma femme, et nous aurons des fils, si Dieu le permet. » Il parlait sans hâte, avec une sorte de joie qui illuminait son regard. C’était cela qui m’attirait et me faisait peur en même temps. « Si tu le veux, nous partirons aujourd’hui même. Nous emporterons du pain, un peu d’eau, et nous traverserons les montagnes. » Il montrait la direction du levant, les collines encore sombres.