Выбрать главу

Roumiya ne sortait presque plus de la maison, seulement pour faire ses besoins, dans le ravin, en dehors du camp. Elle n’y allait qu’avec moi, ou bien accompagnée d’Aamma Houriya, titubant le long du chemin en tenant son ventre entre ses mains.

C’est là, dans le ravin, que les douleurs commencèrent. J’étais en haut de la colline, car c’était tôt le matin, et le soleil était très bas, éclairant la terre à travers une brume. C’était un temps pour les Djenoune, un temps pour voir les flammes rouges danser auprès du puits de Zikhron Yaacov, comme l’avait vu Aamma Houriya, juste avant que n’arrivent les Anglais.

J’ai entendu un cri aigu, un cri qui a troué le silence de l’aube. J’ai laissé Saadi, et j’ai commencé à descendre la colline en courant, écorchant mes pieds nus sur les pierres aiguës. Le cri avait résonné une seule fois, et je restais en arrêt, cherchant à deviner d’où il était venu. Quand je suis entrée dans notre maison, j’ai vu les draps rejetés de côté. La cruche d’eau que j’avais remplie à l’aube était encore neuve. Instinctivement, je suis allée vers le ravin. Mon cœur battait, parce que le cri était entré en moi, j’avais compris que c’était le moment, Roumiya allait mettre au monde. J’ai couru à travers les broussailles, vers le ravin. J’ai entendu à nouveau sa voix. Elle ne criait pas, elle se plaignait, geignant de plus en plus fort, puis s’arrêtant comme pour reprendre son souffle. Quand je suis entrée dans le ravin, je l’ai vue. Elle était allongée par terre, les jambes repliées, enveloppée dans son voile bleu, la tête recouverte. À côté d’elle, Aamma Houriya était assise, elle la caressait, elle lui parlait. Le ravin était encore dans l’ombre. Il y avait une fraîcheur de nuit qui atténuait un peu l’odeur de l’urine et des excréments. Aamma Houriya a relevé la tête. Pour la première fois, je voyais une expression de désarroi dans son regard. Ses yeux étaient embués de larmes. Elle a dit : « Il faut l’emmener. Elle ne peut plus marcher. » J’allais m’éloigner pour chercher de l’aide, mais Roumiya a écarté le voile, elle s’est redressée. Son visage d’enfant était déformé par la douleur et l’angoisse. Ses cheveux étaient mouillés de sueur. Elle a dit : « Je veux rester ici. Aidez-moi. » Puis elle a recommencé ses plaintes, rythmées par les contractions de son utérus. Moi je restais debout devant elle, incapable de bouger, incapable de penser. Aamma Houriya m’a parlé durement : « Va chercher l’eau, les draps ! » Et comme je ne bougeais pas : « Va vite ! Elle est en train d’accoucher. » Alors je suis partie en courant, avec le bruit de mon sang dans mes oreilles, et ma respiration qui sifflait dans ma gorge. Dans la maison, j’ai pris les draps, la cruche d’eau, et comme je me hâtais, l’eau jaillissait de la cruche et inondait ma robe. Les enfants me suivaient. Quand je suis arrivée à l’entrée du ravin, je leur ai dit de s’en aller. Mais ils restaient là, ils escaladaient les côtés du ravin pour voir. Je leur ai jeté des pierres. Ils se sont reculés, puis ils sont revenus.

Roumiya souffrait beaucoup, allongée par terre. J’ai aidé Aamma à la soulever, pour l’envelopper dans le drap. Sa robe était trempée par les eaux, et sur son ventre blanc, dilaté, les contractions faisaient comme des ondes à la surface de la mer. Je n’avais jamais vu cela. C’était effrayant et beau à la fois. Roumiya n’était plus la même, son visage avait changé. Renversé en arrière, face au ciel lumineux, son visage semblait un masque, comme si quelqu’un d’autre l’habitait. La bouche ouverte, Roumiya haletait. De sa gorge montaient par instants des gémissements qui n’étaient plus sa voix. J’ai osé m’approcher encore. Avec un linge mouillé, j’ai mis de l’eau sur son visage. Elle a ouvert les yeux, elle m’a regardée, comme si elle ne me reconnaissait pas. Elle a murmuré : « J’ai mal, j’ai mal. » J’ai tordu le linge au-dessus de ses lèvres pour qu’elle puisse boire.

L’onde revenait, sur son ventre, montait jusqu’à son visage. Elle arquait son corps en arrière, serrait les lèvres comme pour empêcher la voix de sortir, mais l’onde grandissait encore, et la plainte glissait au-dehors, devenait un cri, puis se brisait, devenait souffle haletant. Aamma Houriya avait mis ses mains sur son ventre, et elle appuyait de tout son poids, aussi fort que si elle voulait expulser la saleté d’un linge au bord du lavoir. Je voyais cela avec effroi, le visage grimaçant de la vieille femme tandis qu’elle meurtrissait le ventre de Roumiya, il me semblait que j’étais en train d’assister à un crime.

Soudain l’onde se mit à bouger plus vite. Roumiya s’arc-bouta sur ses talons, les épaules contre les cailloux du ravin, le visage tourné vers le soleil. Dans un cri surnaturel, elle poussa l’enfant hors de son corps, puis elle retomba lentement sur la terre. Alors maintenant il y avait cette forme, cet être, enveloppé de sang et de placenta, portant autour du corps un cordon vivant, et que Aamma Houriya avait pris, et qu’elle commençait à laver, et qui poussa tout d’un coup son premier cri.

Je regardais Roumiya étendue, sa robe retroussée sur son ventre meurtri par les poings d’Aamma, ses seins gonflés aux pointes violettes. Je ressentais la nausée, un vertige immense. Aamma Houriya, quand elle eut fini de laver le bébé, coupa le cordon avec une pierre, noua la blessure sur le ventre de l’enfant. Pour la première fois, elle me regardait avec un visage apaisé. Elle me montra le bébé, minuscule, fripé : « C’est une fille ! Une très jolie fille ! » Elle dit cela d’une voix détendue, comme s’il ne s’était rien passé en vérité, comme si elle avait trouvé le bébé dans un panier. Elle le déposa doucement sur la poitrine de sa mère, où le lait coulait déjà. Puis elle les recouvrit d’un drap propre, et elle s’assit à côté d’elles, en chantonnant. Maintenant, le soleil montait dans le ciel. Les femmes commençaient à arriver dans le ravin. Les hommes et les enfants restaient au loin, sur les pentes du ravin. Les mouches tourbillonnaient. Aamma Houriya eut l’air tout à coup de se souvenir de l’odeur épouvantable. « Il va falloir rentrer à la maison. » Des femmes apportèrent une couverture. À cinq, elles soulevèrent Roumiya avec son bébé serré contre sa poitrine, et elles l’emportèrent lentement, comme une princesse.

La vie avait changé, maintenant qu’il y avait le bébé dans notre maison. Malgré le manque de nourriture et d’eau, il y avait un nouvel espoir pour nous. Même les voisins ressentaient cela. Chaque matin, ils venaient devant notre porte, ils apportaient un présent, du sucre, des linges propres, un peu de lait en poudre qu’ils avaient pris sur leurs rations. Les vieilles femmes, qui n’avaient rien à offrir, apportaient du bois mort pour le feu, des racines, des herbes odorantes.

Roumiya aussi avait changé depuis la naissance du bébé. Elle n’avait plus ce regard étranger, elle ne se dissimulait plus derrière son voile. Elle avait donné comme nom à sa fille Loula, parce que c’était la première fois. Al-marra al-loula. Et je pensais que c’était vrai, ici, dans notre camp misérable, là où le monde nous avait rejetés, loin de tout. C’était vraiment la première fois. C’était le seul enfant qui était né ici. Maintenant, il y avait un cœur dans ce camp, il y avait un centre, et c’était dans notre maison.

Aamma Houriya ne se lassait pas de raconter la naissance à toutes les femmes qui venaient en visite, comme si c’était un miracle. Elle disait : « Imaginez que j’ai conduit Roumiya jusqu’au ravin, pour qu’elle fasse ses besoins, juste avant le lever du soleil. Et là, Dieu a voulu que l’enfant naisse, dans ce ravin, comme pour montrer que la chose la plus belle peut apparaître dans l’endroit le plus vil, au milieu des ordures. » Elle brodait sur ce thème infiniment, et cela devenait une légende que les femmes se répétaient de bouche à oreille. Les visiteuses penchaient leur tête à l’intérieur de la maison, en retenant leur voile, pour avoir un coup d’œil sur cette merveille, Roumiya assise en train de donner son lait à Loula. Et c’est vrai que la légende qu’avait inventée Aamma Houriya l’entourait d’une lumière particulière, dans sa robe blanche toute propre, avec ses longs cheveux blonds défaits sur ses épaules, et cet enfant qui suçait son sein. Quelque chose allait vraiment commencer, c’était la première fois.