C’était en hiver, quand notre camp avait connu le désespoir, la faim, l’abandon. Les enfants et les vieux mouraient à cause des fièvres et des maladies que donnait l’eau des puits. C’était surtout vers le bas du camp, là où étaient installés les nouveaux arrivants. Saadi, du haut de la colline, voyait les gens qui enterraient les morts. Il n’y avait pas de cercueils, on enveloppait les morts dans un vieux drap, sans même le coudre, et on creusait à la hâte un trou à flanc de colline, en mettant quelques gros rochers pour que les chiens errants ne les déterrent pas. Mais nous voulions croire que cela se passait très loin, et que, grâce à Loula, rien de tout cela ne pouvait nous arriver.
Il faisait froid, à présent. La nuit, le vent soufflait sur les étendues de pierres, brûlait les paupières, engourdissait les membres. Parfois il pleuvait, et j’écoutais le bruit de l’eau ruisselant sur les planches et sur le toit de carton goudronné. Malgré notre malheur, cela me semblait aussi bon que si nous avions été dans une maison, avec de hauts murs bien secs, et un bassin dans la cour où la pluie aurait fait sa musique. Pour récolter la pluie, Aamma avait mis sous les gouttières tous les récipients qu’elle avait pu trouver, les casseroles, les cruches, les boîtes de lait en poudre vides, et jusqu’à un vieux capot de voiture que les enfants avaient trouvé dans le lit de la rivière. Alors j’écoutais la pluie tintinnabuler dans tous les récipients, et je retrouvais la même joie qu’autrefois, chez moi, quand j’écoutais l’eau cascader le long du toit et sur les carreaux de la cour, et arroser les orangers en pots que mon père avait plantés. C’était un bruit qui me donnait envie de pleurer, aussi, parce qu’il me parlait, il me disait que jamais plus rien ne serait comme avant, et que je ne retrouverais plus ma maison, ni mon père, ni les voisins, ni rien de ce que j’avais connu.
Aamma Houriya venait s’asseoir près de moi, comme si elle devinait ma tristesse. Elle me parlait doucement, peut-être qu’elle me racontait une histoire de Djinn, et je m’appuyais sur elle, mais sans trop peser, parce qu’elle était affaiblie par les privations. Le soir, quand la pluie avait commencé à tomber, elle avait plaisanté : « Maintenant, la vieille plante va pouvoir reverdir. » Mais je savais bien que la pluie ne lui rendrait pas ses forces. Elle était si pâle et maigre, et la toux ne la quittait plus.
À présent, c’était Roumiya qui s’occupait d’elle. Aamma gardait le bébé enveloppé dans les linges, elle lui chantait des berceuses.
Il y avait longtemps que le camion des Nations unies n’était pas revenu. Les enfants allaient dans les collines à la recherche de racines à manger, de feuilles et de fruits de myrte. Saadi connaissait bien le désert. Il savait capturer des proies, de petits oiseaux et des gerboises qu’il faisait griller et qu’il partageait avec nous. Jamais je n’aurais cru que manger de si petites bêtes me ferait tant plaisir. Il rapportait aussi des baies sauvages, des arbouses, qu’il cueillait loin, au-delà des collines. Quand il apportait sa récolte, dans un chiffon qu’il déposait cérémonieusement sur la pierre plate devant la porte, nous nous précipitions sur les fruits pour les manger et les sucer avidement, et lui, d’une voix égale, se moquait : « Ne vous mordez pas les doigts ! Ne mangez pas des pierres ! »
Il y avait quelque chose d’étrange à présent, entre le Baddawi et Roumiya. Elle, qui autrefois regardait ailleurs quand Saadi approchait de la maison, maintenant tirait son voile sur son visage, comme pour se cacher, mais ses yeux clairs regardaient le jeune homme. Le matin, quand je revenais des puits, je n’avais plus besoin d’aller en haut de la colline pour trouver Saadi. Il était là, assis sur la pierre plate, à côté de la maison. Il ne parlait à personne, il restait un peu à l’écart, comme s’il attendait quelqu’un. Maintenant, je ne pouvais plus prendre sa main dans la mienne, ni mettre ma tête sur son épaule pour l’écouter. Il me parlait avec la même voix douce et chantante, mais je devinais que ce n’était plus moi qu’il attendait. C’était la silhouette de Roumiya, cachée dans l’ombre de la maison, Roumiya dont Aamma Houriya était en train de passer la longue chevelure au peigne fin, Roumiya qui allaitait son bébé, ou qui préparait le repas avec de la farine et de l’huile. Parfois, ils parlaient ensemble. Roumiya s’asseyait sur le pas de la porte, enveloppée dans son voile bleu, et Saadi s’asseyait de l’autre côté de la porte, et ils parlaient, ils riaient.
Alors je montais en haut de la colline, mon bâton à la main, pour éloigner les chiens. Il n’y avait plus d’enfants, j’étais la seule à guetter l’arrivée du camion du ravitaillement. La lumière du soleil éblouissait, le vent soulevait la poussière au fond des vallées. Au loin, l’horizon était gris, bleu, impalpable. Je pouvais imaginer que j’étais au bord de la mer, sur la plage, au crépuscule, et que je guettais l’arrivée des barques de pêche, pour voir la première celle que je connaissais bien, avec sa voile rouge et, sur l’étrave, l’étoile verte de mon nom, que mon père emmenait avec lui.
Un matin, un étranger est venu dans notre camp, accompagné de soldats. J’étais en haut de la colline à guetter quand le grand nuage de poussière s’est levé sur la route de Zeïta, et j’ai compris que ce n’étaient pas les camions de nourriture. Mon cœur s’est mis à battre de peur, parce que je croyais que c’étaient les soldats qui venaient pour nous tuer.
Quand le convoi est entré dans le camp, tout le monde est resté caché, parce qu’on avait peur. Puis les hommes sont sortis des cabanes, et avec eux les femmes et les enfants. J’ai descendu la colline en courant.
Les camions et les voitures s’étaient arrêtés à l’entrée du camp, et des hommes et des femmes en étaient descendus, des soldats, des médecins, des infirmières. Certains prenaient des photos, ou parlaient aux hommes, distribuaient des bonbons aux enfants.
Je me suis approchée dans la foule pour entendre ce qu’ils disaient. Les hommes en blanc parlaient en anglais, et je ne comprenais qu’un mot ou deux, au vol. « Qu’est-ce qu’ils disent ? Qu’est-ce qu’ils disent ? » Une femme m’interrogeait avec inquiétude. Dans ses bras, il y avait un enfant au visage émacié, au crâne tondu par la teigne. « Ce sont des médecins, ils viennent pour nous soigner. » J’ai dit cela pour la rassurer. Mais elle continuait à regarder, à demi cachée par son voile, elle répétait : « Qu’est-ce qu’ils disent ? »
Au milieu des soldats, il y avait un étranger très grand et mince, élégant, habillé en gris. Alors que tous les autres portaient des casques, lui était nu-tête. Il avait un visage doux, un peu rouge, il penchait la tête de côté pour écouter ce que lui disaient les médecins. J’ai pensé qu’il était le chef des étrangers, et je me suis approchée pour mieux le voir. Je voulais aller vers lui, je voulais lui parler, lui dire ce que nous soutirions, ici les enfants qui mouraient chaque nuit, qu’on enterrait le matin au pied de la colline, les pleurs des femmes qui bourdonnaient d’un bout à l’autre du camp, et il fallait se boucher les oreilles et courir jusqu’à la colline, pour ne pas les entendre.