Quand ils se sont mis à marcher dans les rues, avec les soldats, mon cœur s’est mis à battre très vite. J’ai couru vers eux, sans honte malgré ma robe déchirée et mes cheveux emmêlés et mon visage taché par la saleté. Les soldats ne m’ont pas vue tout de suite, parce qu’ils surveillaient les côtés, au cas où quelqu’un aurait voulu les attaquer. Mais lui, le grand homme aux habits clairs, il m’a vue, et il s’est arrêté de marcher, les yeux fixés sur moi, comme s’il m’interrogeait. Je voyais bien son visage doux, rougi par le soleil, ses cheveux argentés. Les soldats m’ont arrêtée, m’ont retenue, ils serraient mes bras si fort qu’ils me faisaient mal. J’ai compris que je n’arriverais pas jusqu’au chef, que je ne pourrais pas lui parler, alors j’ai crié tout ce que je savais en anglais, c’était : « Good morning sir ! Good morning sir !.. » Je criais cela de toutes mes forces, et je voulais qu’il comprenne ce que j’avais à lui dire avec ces seuls mots. Mais les soldats m’ont écartée, et le groupe des hommes en blanc et des infirmières est passé. Lui, leur chef, s’est retourné vers moi, il m’a regardée en souriant, il a dit quelque chose que je n’ai pas compris, mais je crois que c’était simplement, « Good morning », et tous les gens ont continué avec lui. Je l’ai vu qui s’éloignait à travers le camp, sa haute silhouette claire, sa tête un peu penchée de côté. Je suis retournée avec les autres, les femmes, les enfants. J’étais si fatiguée de ce que j’avais fait que je ne sentais pas la douleur de mes bras, ni même le désespoir de n’avoir rien pu dire.
Je suis revenue dans notre maison. Aamma Houriya était allongée sous la couverture. J’ai vu comme elle était pâle et maigre. Elle m’a demandé si le camion de nourriture était enfin arrivé et, pour la rassurer, j’ai dit que le camion avait tout apporté, du pain, de l’huile, du lait, de la viande séchée. J’ai parlé aussi des médecins et des infirmières, des médicaments. Aamma Houriya a dit : « C’est bien. C’est bien. » Elle est restée allongée par terre sous la couverture, la tête appuyée sur une pierre.
La maladie est venue dans le camp, malgré la visite des médecins. Ce n’était plus la mort furtive, qui emportait les jeunes enfants et les vieillards pendant la nuit, ce froid qui entrait dans le corps des plus faibles et éteignait la chaleur de la vie. C’était une peste, qui parcourait les allées du camp, et semait la mort en plein jour, à chaque instant, même chez les hommes les plus valides.
Cela avait commencé par les rats, qu’on voyait mourir dans les rues du camp, en plein soleil, comme s’ils avaient été chassés du fond des ravins. Au début, les enfants jouaient avec les rats morts, et les femmes les jetaient au loin en les ramassant avec un bâton. Aamma Houriya disait qu’il fallait les brûler, mais il n’y avait pas d’essence, ni de bois pour faire un bûcher.
Les rats étaient sortis de tous les côtés. La nuit, on les entendait courir sur les toits des maisons, leurs griffes grinçaient sur la tôle et sur les planches.
C’était la mort qu’ils fuyaient ainsi. Le matin, quand j’allais à l’aube chercher l’eau de la journée, les alentours des puits étaient jonchés de rats morts. Même les chiens errants n’y touchaient pas.
Les enfants sont morts d’abord, ceux qui avaient joué avec les rats. Le bruit s’est répandu dans le camp, parce que des enfants, les frères ou les amis de ceux qui étaient morts, couraient à travers le camp en criant. Leurs voix aiguës répercutaient les mots terribles, incroyables, qu’ils ne comprenaient pas eux-mêmes, comme les noms de démons : « Habouba !.. Kahoula !.. » Les cris des enfants résonnaient comme des cris d’oiseaux sinistres, dans l’air immobile de l’après-midi. Je suis sortie sous le soleil brûlant, j’ai marché dans les allées du camp. Il n’y avait personne. Tout semblait endormi, et pourtant la mort était partout. Vers l’extrémité nord, là où étaient les nouveaux venus, les riches d’al-Quds, de Jaffa, d’Haïfa, qui avaient fui la guerre, les gens étaient rassemblés devant une maison. Il y avait là un homme vêtu comme un Anglais, mais ses habits étaient salis et déchirés. C’était le dentiste de Haïfa. C’était lui qui avait reçu les médecins et le chef des étrangers dans le camp. Je l’avais vu avec les soldats. Il m’avait regardée quand j’avais couru au-devant d’eux pour essayer de parler à l’homme aux habits clairs.
Il était debout devant la maison, avec un mouchoir sur son visage. À côté de lui, effondrées, des femmes pleuraient, leur voile sur leur bouche et sur leur nez. Dans l’ombre de la maison, il y avait le corps d’un jeune garçon étendu par terre. La peau de son buste et de son ventre était marquée de plaques bleu sombre, et sur son visage, jusque sur la paume de ses mains il y avait des taches effrayantes.
Le soleil brillait fort dans le ciel sans nuages, la chaleur faisait trembler les collines de pierres, autour du camp. Je me souviens d’avoir marché lentement dans les rues, pieds nus dans la poussière, écoutant les bruits qui venaient des maisons. J’entendais les coups de mon cœur, et le silence m’entourait, sous cette lumière aveuglante, comme si le monde entier avait été touché par la mort. Dans les maisons, les gens étaient cachés dans l’ombre. On n’entendait pas leur voix, mais je savais qu’ici, ou là, il y avait d’autres enfants, et des femmes, des hommes, que la peste avait pris, et qui brûlaient de fièvre, et geignaient à cause de la douleur qui venait de leurs glandes enflées et dures, sous les bras, dans le cou, à l’aine. Je pensais à Aamma Houriya, et j’étais sûre que les marques fatales étaient déjà apparues sur son corps. J’avais la nausée. Je ne pouvais pas rentrer. Malgré la chaleur, j’ai grimpé la pente de cailloux, jusqu’en haut de la colline, jusqu’à la tombe du vieux Nas.
Il n’y avait plus d’enfants, et le Baddawi n’était plus dans son abri de branches. Plus personne ne guettait l’arrivée du camion de nourriture, et d’ailleurs peut-être qu’il ne viendrait plus jamais. La peste allait effacer tous les vivants de Nour Chams. Peut-être même qu’elle avait touché la terre entière, un fléau que les Djenoune avaient envoyé aux hommes, sur l’ordre de Dieu, pour qu’ils cessent de faire la guerre ; et ensuite, quand tous seraient morts et que le sable du désert aurait recouvert leurs os, les Djenoune reviendraient, ils régneraient à nouveau dans leur palais sur le jardin du paradis.
J’ai attendu tout le jour, à l’ombre des arbustes calcinés, espérant je ne savais quoi. Espérant peut-être que Saadi viendrait. Mais depuis qu’il habitait à côté de notre maison, il ne venait plus jusqu’au tombeau. Quand il partait, c’était pour plusieurs jours, pour chasser des lièvres ou des perdrix, dans les montagnes de l’est, ou vers le nord, à Bedus, là où il racontait qu’il y avait les ruines d’un palais des Djenoune comme dans la vallée de son enfance.
Tout le jour, j’ai guetté du haut de la colline, attendant la silhouette d’un homme, d’un enfant, écoutant les voix lointaines des femmes.
Avant le coucher du soleil, je suis redescendue, à cause des chiens sauvages qui venaient avec la nuit. Dans la maison sombre, ce n’est pas Aamma qui était malade. C’était Roumiya. Étendue par terre, sur son drap, elle était déjà prise par le mal. La fièvre avait gonflé son visage, ses yeux étaient injectés. Elle respirait vite, en faisant un bruit douloureux, et son corps était secoué de frissons, par vagues. Près d’elle, Aamma Houriya était silencieuse. Enveloppée dans son voile bleu, elle la regardait sans bouger. Le bébé Loula n’était plus là. Aamma l’avait confié à une voisine. De temps en temps, comme j’avais fait dans le ravin, quand Roumiya accouchait, Aamma trempait un linge dans la cruche d’eau, et elle le tordait lentement au-dessus du visage de la jeune femme. L’eau coulait sur les lèvres, mouillait le cou, les cheveux. Déjà les yeux de Roumiya ne voyaient plus. Elle n’entendait plus, elle ne sentait même pas l’eau qui coulait sur ses lèvres écorchées.