Cette nuit-là, Aamma Houriya est restée tout le temps assise à côté de Roumiya. Dehors, la lune était pleine, magnifique, seule au milieu du ciel bleu-noir. Pour ne pas entendre le bruit de la respiration, j’ai dormi au-dehors, enveloppée dans ma couverture, la tête appuyée sur la pierre plate du seuil. À l’aube, Saadi est arrivé. Il apportait des perdrix, des dattes sauvages. Debout devant la porte de la maison, appuyé sur un bâton, il semblait très grand, maigre. Son visage noir brillait comme du métal.
Saadi est entré dans la maison, et j’ai guetté le silence, comme dans les rues du camp. Il est ressorti, il a fait quelques pas, et il s’est assis près de la porte, brisé de fatigue. Les oiseaux morts et les dattes se sont répandus dans la poussière. Je suis entrée dans la maison. Aamma Houriya était assise à la même place, son chiffon à la main. Dans l’ombre, je voyais le corps de Roumiya, son visage renversé, ses yeux fermés, ses cheveux blonds mouillés sur ses épaules. Elle semblait dormir. Je pensais quand elle était arrivée dans le camp, il y avait très longtemps, il me semblait, très longtemps. C’était le silence de la mort, et je ne sentais aucune larme dans mes yeux. Mais c’était une mort comme à la guerre, qui glaçait tout autour d’elle. Le visage de Roumiya n’était pas marqué par le mal. Il était très blanc, avec deux cernes sombres autour des yeux. Jamais je ne pourrais oublier ce visage. Comme je restais immobile, debout près de la porte, Aamma Houriya m’a regardée. Son regard était dur. Avec une voix que je n’avais jamais entendue, presque de la haine, elle a dit : « Va-t’en. Pars d’ici. Prends l’enfant et pars. Nous allons tous mourir. » Elle s’est couchée par terre, à côté de Roumiya. Elle a fermé les yeux, elle aussi, comme si elle allait s’endormir. Alors j’ai baisé sa tête, et je suis partie.
Dans la maison de la voisine, j’ai préparé un paquet, avec du pain, de la farine, des allumettes, du sel, plusieurs boîtes de lait Klim pour Loula. J’ai mis aussi mes cahiers, où j’avais écrit ma vie chaque jour. C’était tout ce que j’emportais du camp. Saadi avait gardé sa bouteille d’eau prête. Puis j’ai attaché le bébé dans mon dos, avec un voile, j’ai pris le paquet, et je suis sortie du camp, sur la route par laquelle venaient les camions du ravitaillement.
Le soleil était encore bas, au ras des collines, mais déjà l’horizon tremblait. À un moment, je me suis retournée pour regarder le camp. Saadi, à côté de moi, ne disait rien. Son regard était étroit et dur. Il a posé la main sur mon épaule, et il m’a entraînée sur le chemin.
Ils ont marché chaque jour, du lever du soleil jusqu’à midi, vers le sud, à travers les collines desséchées. Quand le lait Klim a été terminé, Nejma a dit qu’il Fallait trouver du lait, sinon l’enfant mourrait. Les soldats occupaient Tulkarm. Du haut d’un promontoire, Saadi a guetté tout le jour, sans bouger, comme il faisait en haut de la colline de pierres, près de la tombe du vieux Nas. Sa vue était si perçante qu’il pouvait apercevoir les fils de fer barbelés qui enfermaient la ville, et les postes des mitrailleuses cachés sous les pierres. De l’autre côté, il y avait le fil noir de la voie ferrée qui traversait les champs fertiles, et plus loin encore, les fumées du port de Moukhalid, et l’étendue de la mer, sombre et irréelle.
Quand il est revenu, c’est cela surtout que Nejma a écouté : la mer, lointaine, inaccessible. Elle s’est allongée à l’ombre d’un arbre, pour donner à boire à Loula, avec le biberon où elle a délayé les dernières cuillerées de lait en poudre. Après avoir bu, l’enfant recommençait à geindre. Saadi est reparti.
Elle a attendu là, près de l’arbre, tout le reste du jour, puis dans la nuit froide, et encore le jour suivant, presque sans bouger, sauf pour faire ses besoins, se déplaçant avec l’ombre de l’arbre. Il restait seulement un peu d’eau sucrée pour Loula, et quelques biscuits Marie. Si Saadi ne revenait pas, il faudrait mourir.
Le bébé souffrait de la soif, de la chaleur. Malgré les linges qui l’enveloppaient, sa peau était brûlée par le soleil, ses lèvres étaient enflées. Pour l’apaiser, Nejma a chanté les chansons de son enfance, mais elle ne se souvenait plus très bien des paroles. Elle restait en suspens, le regard dans le vide, écoutant la respiration de Loula, un bruit étrange dans le silence des collines.
Plusieurs fois, elle a vu des ombres passer, et son cœur a battu plus fort, parce qu’elle croyait que c’était Saadi qui revenait. Mais c’étaient des gens qui fuyaient Tulkarm, qui allaient vers le sud, eux aussi. Ils sont passés sans se douter de la présence de Nejma, sans entendre Loula pleurnicher dans le noir.
Le deuxième soir, alors que Nejma avait fait sa prière en passant sa main sur son visage et sur celui de l’enfant, parce qu’elle s’apprêtait à mourir, Saadi est arrivé. Il est venu jusqu’à l’arbre, sans faire de bruit, il a dit à Nejma : « Viens voir. » Sa voix était impatiente. Il a aidé Nejma à marcher. « Viens vite. » Plus bas, Nejma a vu deux formes claires attachées à un arbuste : une chèvre et son chevreau. Elle a ressenti une joie violente, comme elle n’en avait pas eu depuis son enfance. Elle a couru vers les bêtes qui ont sursauté. La chèvre a tiré sur sa corde en se débattant, et le chevreau a commencé à courir à travers les broussailles. Nejma a posé le bébé par terre, elle s’est approchée de la chèvre, avec un des derniers biscuits anglais dans la paume de sa main. Quand la chèvre a été calmée, Nejma a essayé de la traire, mais ses mains n’avaient pas de force.
C’est le Baddawi qui a trait la chèvre, dans une assiette de métal. Les pis gonflés jetaient le lait épais, odorant. Tout de suite, Nejma a versé le lait chaud dans le biberon et l’a porté à Loula. Le bébé buvait sans reprendre son souffle, puis s’est endormi, et Nejma l’a couché au pied de l’arbre. Il restait encore du lait. Saadi a bu le premier, et Nejma a bu à son tour, à même l’assiette. Le lait tiède et salé coulait dans sa gorge, étendait sa chaleur jusqu’au fond de son corps. « C’est bon. » Pour la première fois, Nejma reprenait espoir. « Nous ne mourrons plus, maintenant. » Elle a dit cela à voix basse, pour elle-même. Saadi la regardait sans répondre.
La nuit est venue, et ils se sont couchés par terre, avec Loula entre eux. Dans la nuit, Nejma écoutait le chevreau qui trébuchait dans les pierres, puis les coups de tête quand il tétait sa mère. Les étoiles brillaient dans le ciel sombre. Il y avait longtemps que Nejma ne les avait pas regardées. Elles étaient belles vers le sud. Elles n’étaient pas les mêmes que celles qui luisaient au-dessus du camp.
Le froid arrivait. Nejma a pris la main du Baddawi, et il est venu près d’elle, en passant par-dessus le corps du bébé endormi. La tête appuyée contre sa poitrine, Nejma sentait la vibration de sa vie, son odeur. Ils sont restés un long moment sans bouger, les yeux ouverts dans le noir. Le désir a grandi dans le corps du garçon, il a défait ses vêtements. Nejma sentait un vertige, elle s’est mise à trembler. « As-tu peur ? » a demandé Saadi, sans moquerie, doucement. Elle s’est soudée à lui, l’entourant de ses bras et de ses jambes, pressant sa poitrine contre lui. Sa respiration allait vite, comme si elle avait couru. Il n’y avait pas de pensées en elle, seulement la nuit froide au-dehors, les étoiles brillantes, et le corps brûlant de Saadi, son sexe qui la pénétrait en la déchirant.