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Ils ont marché chaque jour, un peu plus loin vers le sud, à travers les collines, apercevant de temps à autre la ligne sombre de la mer. Ensuite ils ont remonté le cours des rivières desséchées, jusqu’à Djemmal. La chèvre et le chevreau les suivaient, buvaient la même eau des puits, mangeaient les mêmes racines. Chaque matin et chaque soir, après que Loula était rassasiée, ils buvaient le lait tiède qui leur donnait des forces. Saadi avait montré à Nejma comment presser les pis gonflés et faire jaillir le lait.

Ils mangeaient les baies du myrte, les arbouses. Ils n’entraient pas dans les villes, de peur des soldats La guerre était partout. Le grondement des canons roulait au loin comme le tonnerre, mais ils ne voyaient pas les combats. À certains endroits, les maisons écroulées, les carcasses des chevaux et des ânes, les trous des obus dans la terre. Un jour, comme ils approchaient d’Azzoun, dans la montagne, il y a eu un bruit terrifiant dans le ciel. Saadi et Nejma sont restés figés, tandis que les avions avançaient, et leur ombre courait sur la terre. Les Constellations ont traversé lentement le ciel, traçant un demi-cercle dont Nejma et Saadi semblaient le centre. Pendant ce temps, la chèvre et son petit se sont enfuis à travers les broussailles. Quand les avions ont disparu derrière l’horizon, Nejma tremblait si fort qu’elle a dû s’asseoir par terre, en serrant l’enfant qui pleurait. « Ce n’est rien », a dit Saadi. « Ils vont vers le sud, à Jérusalem. » Mais il n’avait jamais vu des avions de si près.

Il a couru pour rattraper la chèvre. Pour reprendre la corde, il a dû ruser et se placer au vent, comme s’il chassait un lièvre.

Ensuite ils ont marché dans la direction d’Haouarah, vers l’est, jusqu’au soir. À la nuit tombante, ils sont arrivés dans la vallée d’Azzoun. Ils se sont installés au bord de la rivière, sous les acacias. La soirée était fraîche, le vent bruissait dans les feuilles, il y avait des chauves-souris dans le ciel. Un peu en retrait, un bois d’oliviers abandonnés faisait une odeur tranquille. Ici, avec l’eau de la rivière qui coulait doucement, l’odeur des arbres, le bruit du vent dans les acacias et les palmiers nains, on oubliait la faim, la soif, la guerre, tout ce qui faisait mourir les femmes et les enfants, qui chassait les gens loin de chez eux, et cette maladie qui faisait des taches sur le corps et le visage des adolescents, qui avait brûlé le corps de Roumiya. Nejma entendait la voix d’Aamma Houriya qui répétait : « Va-t’en ! Pars d’ici. Nous allons tous mourir. »

Saadi est allé se laver dans la rivière, avant la prière. Il s’est tourné vers la vallée de son enfance, al-Moujib, et il a touché le sable de la plage avec son front. Quand la nuit a été complète, il a ôté tous ses habits et il est entré dans la rivière. Il a nagé un moment contre le courant.

Nejma est venue le rejoindre. Elle a gardé son sherwal et, en tenant le bébé contre sa poitrine, elle est entrée dans la rivière. L’eau froide l’enveloppait, faisait des tourbillons dans son dos. Loula a crié, mais Nejma lui parlait doucement, et l’eau lui a donné envie de rire. À la lueur des étoiles, la rivière scintillait entre les rives noires. Le vent venait par rafales, résonnait dans les feuilles des acacias.

Quand Nejma est sortie, Saadi avait déjà trait la chèvre. Il a donné le biberon tiède à Loula. Puis à tour de rôle, ils ont bu à même l’assiette de métal. Nejma voulait allumer du feu pour se réchauffer, mais Saadi craignait d’attirer l’attention des soldats. Ils ont mangé des baies de myrte, des figues sauvages, et quelques olives amères. L’enfant dormait déjà enveloppé dans le voile de Nejma, dans un creux de sable.

Saadi et Nejma se sont couchés dans leurs habits. Ils écoutaient le bruit du vent dans les feuilles des acacias, le glissement continu de l’eau dans la vallée. Saadi s’est penché sur le visage de Nejma, il l’a effleuré de ses lèvres. Elle a goûté la chaleur de son souffle, comme une ivresse. Quand il l’a pénétrée, elle n’a plus ressenti de douleur. Elle a serré ses jambes et ses bras autour de son corps, ses mains ont entouré sa nuque. Elle entendait le bruit de la respiration qui grandissait, et les coups de son cœur, de plus en plus rapides.

Ils se sont installés pour rester, au fond de la vallée, là où la rivière faisait un bassin d’eau profonde, bleu comme la mer, que frôlaient les oiseaux. Sur les rives, il y avait les acacias, les tamaris, des oliviers sauvages. Dans une colline, au-dessus de la vallée, Saadi a découvert les ruines d’une ferme, quelques hauts murs en pierre et en pisé, les restes d’un toit calciné. L’incendie avait brûlé tout autour de la ferme, jusqu’au corral. Nejma n’a pas voulu entrer. Elle a dit que c’était une maison de morts. Saadi a enfermé les chèvres dans le corral, et il a construit un abri de branches plus bas, au bord de la rivière.

Les journées étaient longues et belles, ici, dans cette vallée. Le matin, Nejma regardait la lumière du soleil qui naissait dans l’échancrure des collines, au-dessus de l’eau de la rivière. L’eau brillait comme un chemin d’étincelles entre les rives encore sombres. Le ciel s’éclairait, et les collines rocheuses sortaient de la nuit. Nejma marchait jusqu’au bassin, laissant Loula dormir dans ses voiles, sous l’abri. Elle lavait son corps, son visage, ses cheveux, tournée vers le soleil. Quand la prière était faite, elle allumait le feu avec les branches mortes que Saadi apportait. Elle faisait bouillir dans la gamelle les salsifis blancs, les carottes sauvages, et d’autres racines que Nejma ne connaissait pas, âpres, amères. Ils ne faisaient du feu qu’à l’aube, parce que Saadi affirmait que les avions ne pouvaient pas les voir, à cause du brouillard. Nejma pensait que la guerre était peut-être finie, que tout le monde était mort, dans les camps, à Tulkram, à Nour Chams. Les soldats étaient peut-être retournés chez eux.

Quand Loula avait fini de boire son biberon, Nejma restait assise avec elle, à l’ombre des tamaris. Elle regardait l’eau couler dans le bassin profond : il y avait longtemps qu’elle n’avait pas connu une telle paix. Elle pouvait rêver, les yeux à demi fermés, au mouvement de la mer sur les rochers, aux cris des mouettes quand les barques des pêcheurs revenaient vers le môle.

Saadi cherchait de la nourriture. Pieds nus, vêtu de sa robe de laine, son visage et ses cheveux cachés par son long voile blanc, il parcourait les collines de pierres à la recherche de racines et de baies de myrte. Un jour, dans un acacia il avait trouvé une ruche accrochée aux branches, comme un fruit du soleil. Avec des feuilles sèches, il avait allumé un feu, jusqu’à ce que la fumée fasse sortir les abeilles. Alors il avait grimpé à l’arbre, et il avait brisé la ruche, pour prendre les rayons. Nejma avait mangé avec délice le miel épais, mêlé aux cellules, et même Loula avait sucé les rayons.

Les journées passaient comme cela, du lever au coucher du soleil, avec seulement le bruit monotone de la rivière, les cris et les larmes de Loula, les bêlements doux de la chèvre et du chevreau. Saadi disait à Nejma : « Ma femme », et cela le faisait rire. C’était le soir qu’elle aimait surtout, quand tout était fini. Saadi se tournait vers la nuit pour appeler le nom de Dieu, puis il venait s’asseoir à côté de Nejma, et ensemble ils parlaient, tandis que Loula s’endormait. C’était comme si personne d’autre ne vivait dans le monde, comme s’ils étaient les premiers, ou les derniers, c’était la même chose. Les chauves-souris apparaissaient dans le ciel gris, à leur tour elles frôlaient le bassin d’eau profonde, à la chasse aux moustiques. Saadi et Nejma buvaient le lait de chèvre encore tiède, trempant leurs lèvres dans l’assiette de métal à tour de rôle. Les étoiles brillaient, devant eux, dans l’échancrure des collines, le vent froid de la nuit commençait à faire son bruit dans les feuilles des tamaris.