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Plus tard, quand il faisait vraiment froid, Saadi se penchait doucement sur les lèvres de Nejma, et elle buvait son souffle de vie. C’était un instant si ardent, qu’il lui semblait qu’elle n’avait jamais vécu que pour cela, quand leurs corps s’unissaient, quand leur souffle, leur sueur se mêlaient, et que tout autour d’eux disparaissait. Et plus tard, tandis que Nejma sentait le sommeil engourdir ses sens, Saadi récitait un poème, un chant, à voix presque basse, tout près de son oreille, qui parlait de sa vallée natale, de son père et de sa mère, de ses frères, des troupeaux qu’ils conduisaient vers la vallée où coulait le grand fleuve. Il chantait cela pour elle et pour lui-même, puis à son tour il se couchait, enveloppé dans son manteau.

Une nuit, ils ont été réveillés par les gens qui approchaient : des ombres marchaient au bord du fleuve, s’arrêtaient devant le bassin. Saadi était attentif, prêt à se défendre. Alors ils ont entendu pleurer des enfants. C’étaient des fugitifs, comme eux, qui marchaient la nuit et se cachaient le jour. À l’aube, Nejma est allée à la rivière, portant Loula dans son voile. Elle a vu les arrivants : seulement des femmes et des enfants, qui venaient des camps, d’Attil, de Tulkarm, de Kalansaoueh, ou bien des villes de la côte, de Jaffa, de Moukhalid, de Tantourah. Les femmes racontaient des choses terribles, les villages détruits, brûlés, les bêtes tuées, les hommes prisonniers, ou enfuis dans la montagne, et les femmes et les enfants sur les routes, portant les ballots de nourriture sur leur tête. Ceux qui avaient eu de la chance avaient pris des camions pour aller jusqu’en Irak. Les soldats étaient partout. Ils parcouraient les routes dans les autos blindées, ils allaient ver al-Quds, et plus loin encore, jusqu’au lac salé.

Les vieilles femmes psalmodiaient, invoquaient les noms de leurs fils qui avaient été tués. Quelques-unes ont interpellé Saadi : « Et toi ? Pourquoi n’es-tu pas au combat ? Pourquoi fuis-tu avec les femmes, au lieu de prendre ton fusil ? » Saadi n’a pas répondu. Quand les femmes ont vu que Nejma tenait un enfant, elles ont cessé leurs invectives. « C’est ton fils ? » Elles ont écarté le voile, et elles ont vu que c’était une fille. Nejma a menti : « C’est ma première fille. Elle s’appelle Loula, première fois. » Les femmes ont éclaté de rire. « Alors, tu as eu cet enfant la première fois que tu as couché avec lui ! »

Saadi voulait partir. Il disait que maintenant, d’autres gens allaient venir, et que les soldats les emmèneraient. Il a dit cela calmement. Lui, il trouvait cela normal, de partir. Depuis qu’il était enfant, il n’avait pas cessé de faire ses paquets et de marcher dans le désert, derrière les troupeaux. Mais Nejma a regardé tout autour d’elle avec tristesse. C’était le premier endroit où elle avait pu vivre sans penser à la guerre. C’était comme autrefois, à Akka, sous les remparts, quand elle regardait la mer, et qu’il n’y avait pas besoin d’avenir.

Ils sont partis au lever du jour, poussant devant eux la chèvre et le chevreau, remontant la vallée jusqu’à ce que la rivière devienne un torrent d’eau claire courant dans les rochers. Un matin, comme ils arrivaient au sommet d’une montagne, non loin de Haouarah, Saadi a montré à Nejma une ombre verte, à l’horizon. « C’est le Ghor, le grand fleuve. »

Pour contourner les falaises, ils ont pris le chemin du sud, vers Yassouf, Loublan, Djidjiliah. Puis, de nouveau vers le levant, jusqu’à Mejdel. Saadi regardait la grande vallée avec inquiétude. Des nuages de poussière montaient dans l’air. « Les soldats sont déjà là-bas. » Mais Nejma ne pouvait pas les voir. La conjonctivite troublait sa vue. Elle était si fatiguée qu’elle s’endormait sur le sol, sans entendre les pleurs de l’enfant.

Ils ont dormi dans les ruines de Samra, avant de descendre vers le fleuve. Le matin, en se réveillant, Saadi a vu que le chevreau était mort. La chèvre se tenait à côté de lui, elle le poussait avec ses cornes, sans comprendre. Saadi a creusé un trou dans la terre, il a enterré le chevreau. Pour que les chiens errants ne le déterrent pas, il a mis sur la tombe des pierres de la ruine romaine. Puis il a trait la chèvre. Mais les pis gercés ne donnaient que peu de lait, mêlé de sang.

Avant le soir, ils sont arrivés au grand fleuve. L’eau boueuse coulait dans la vallée, au milieu des grands arbres. Partout, près des rives, il y avait les traces des hommes, des marques de chenilles, des pneus éclatés, des traces de pas aussi, des excréments.

Ils ont marché vers le sud, vers al-Riha, la frontière. Au crépuscule, ils ont rencontré d’autres fugitifs. C’étaient des hommes, cette fois, qui venaient d’Amman. Ils étaient maigres, brûlés, en haillons. Certains marchaient pieds nus. Ils ont parlé des camps où les gens mouraient de faim et de fièvre. Les enfants mouraient si nombreux qu’il fallait jeter leurs corps dans les canaux asséchés. Ceux qui en avaient la force partaient vers le nord, vers le pays blanc, le Liban, vers Damas.

Saadi et Nejma ont traversé le fleuve avant la nuit, par le pont gardé par les soldats du roi Abdallah. Toute la nuit, ils sont restés au bord du fleuve. La chaleur était souterraine, comme s’il y avait un feu qui brûlait dans les profondeurs. Quand le jour s’est levé, Nejma a vu pour la première fois la mer de Lot, le grand lac salé. Au-dessus de l’eau, il y avait d’étranges nuages bleus, blancs, qui traînaient vers les falaises. Près du rivage, là où l’eau du fleuve se déversait, une écume jaune faisait une barrière qui tremblait dans le vent. Nejma a regardé la mer de ses yeux brûlants. Le soleil n’était pas encore dans le ciel, mais déjà le souffle du vent était chaud. Saadi a montré, vers le sud, les montagnes effacées par la brume. « C’est al-Moujib, la vallée de mon enfance. » Ses vêtements étaient en lambeaux, ses pieds nus étaient blessés par les cailloux et, sous son voile blanc, son visage était desséché et noirci. Il a regardé Nejma, et Loula qui geignait, la bouche collée au voile, pour chercher un sein à sucer. « Jamais nous n’arriverons à al-Moujib. Nous ne verrons jamais les palais des Djenoune. Peut-être qu’ils sont partis, eux aussi. » Il a dit cela avec sa voix tranquille, mais les larmes coulaient de ses yeux, traçaient des lignes sur ses joues et mouillaient le bord de son voile poussiéreux.

Sur le pont, les femmes, les enfants commençaient à traverser. Les fugitifs marchaient sur la route, vers le levant, vers Sait, vers les camps d’Amman, de Wadi al-Sirr, de Madaba, de Djebel Hussein. La poussière sous leurs pieds faisait un nuage gris qui tourbillonnait dans le vent. De temps en temps, les camions bâchés des soldats passaient sur la route, leurs phares allumés. Saadi a attaché la corde de la chèvre à son poignet, et il a mis son bras droit autour des épaules de sa femme. Ensemble, ils ont commencé à marcher sur la route d’Amman, ils ont mis leurs pas sur les traces de ceux qui les précédaient. Le soleil brillait haut dans le ciel, il brillait pour tous. La route n’avait pas de fin.

L’enfant du soleil

Ramat Yohanan, 1950

J’avais trouvé mon frère, c’était Yohanan, le garçon qui nous avait donné à manger du mouton sur la plage, quand nous étions arrivées pour la première fois. Son visage est très doux, il a toujours les mêmes yeux rieurs, les cheveux noirs et bouclés comme ceux des Tziganes. Quand nous sommes entrées au kibboutz, c’est lui qui nous a montré les maisons, les étables, la tour, les réservoirs. Avec lui, j’ai marché jusqu’à l’orée des champs. Entre les pommiers, j’ai vu briller l’étang et, sur la colline, de l’autre côté de la plaine, les maisons des Druzes.