Yohanan ne parlait toujours rien d’autre que le hongrois, et maintenant, quelques mots d’anglais. Mais ça n’avait pas d’importance. On se parlait avec les mains, je lisais dans ses yeux. Je ne sais pas s’il nous avait reconnues. Il était vif et léger, il courait à travers les broussailles, toujours avec son chien. Il faisait un grand détour et il revenait vers moi, haletant. Il riait pour un rien. C’était lui le berger. Chaque jour, à l’aube, il partait avec le troupeau de chèvres et de moutons. Il emmenait les bêtes paître de l’autre côté de la plaine, vers les collines. Il emportait dans un sac en bandoulière du pain, des fruits, du fromage et de quoi boire. Quelquefois c’était moi qui lui apportais un repas chaud. Je traversais les plantations de pommiers et, quand j’arrivais devant la plaine, j’écoutais les bruits des moutons, pour repérer le troupeau.
Nous sommes entrées au kibboutz de Ramat Yohanan au commencement de l’hiver. Jacques était au combat, à la frontière syrienne, du côté de Tibériade. À chaque permission, il venait avec des amis, dans une vieille Packard verte cabossée, au pare-brise étoilé. Ensemble nous allions jusqu’à la mer, nous marchions dans les rues d’Haïfa, nous regardions les boutiques. Ou bien nous allions sur le mont Carmel, nous restions assis dans les pins. Le soleil brillait sur la mer, le vent faisait du bruit dans les aiguilles, il y avait une odeur de sève. Le soir, il venait avec moi au camp, nous écoutions de la musique, des disques de jazz. Dans le réfectoire, Yohanan jouait de l’accordéon, assis sur un tabouret au milieu de la salle. La lumière de l’ampoule électrique faisait briller ses cheveux noirs. Les femmes dansaient, des danses étranges qui enivraient. Je dansais avec Jacques, je buvais dans son verre du vin blanc, j’appuyais ma tête contre son épaule. Puis nous allions marcher dehors, sans nous parler. La nuit était claire, les arbres luisaient doucement, il y avait des chauves-souris autour des lampes. On se tenait par la main, comme des enfants amoureux. Je sentais sa chaleur, l’odeur de son corps, je ne peux pas l’oublier.
Nous allions nous marier. Jacques disait que ça n’avait pas d’importance, que c’était seulement un rite, pour faire plaisir à ma mère. Au printemps, quand il reviendrait de l’armée.
La permission finie, il repartait dans la voiture avec ses amis, vers la frontière. Il ne voulait pas que j’aille là-bas. Il disait que c’était trop dangereux. Je restais plusieurs semaines sans le voir. Je me souvenais de l’odeur de son corps. C’était Nora qui nous prêtait sa chambre pour que nous fassions l’amour. Je ne voulais pas que ma mère sache. Elle ne demandait rien, mais je crois qu’elle s’en doutait.
Les nuits étaient douces, couleur de velours. On entendait partout le bruissement des insectes. Les soirs du shabbat, la musique de l’accordéon arrivait par bouffées, comme une respiration. Après l’amour, je mettais mon oreille sur la poitrine de Jacques, j’écoutais battre son cœur. Je croyais que nous étions des enfants, si loin, si rêveurs. Je croyais que tout cela était éternel. La nuit bleue, le chant des insectes, la musique, la chaleur de nos corps unis sur l’étroit lit de sangles, le sommeil qui flottait autour de nous. Ou bien nous parlions, en fumant des cigarettes. Jacques voulait étudier la médecine. Nous irions au Canada, à Montréal, ou peut-être à Vancouver. Nous partirions quand Jacques aurait terminé son service dans l’armée. Nous nous marierions, et nous partirions. Le vin nous faisait tourner la tête.
Les champs étaient immenses. Le travail consistait à arracher les jeunes pousses des betteraves, pour n’en garder qu’une tous les vingt-cinq centimètres. Garçons et filles travaillaient ensemble, vêtus des mêmes pantalons et vareuse de grosse toile, et chaussés de godillots à semelles épaisses. Le matin, les champs étaient figés par le froid de la nuit. Il y avait une buée laiteuse qui s’accrochait aux arbres, aux collines. On avançait à croupetons, pour cueillir les tiges pâles des betteraves. Puis le soleil montait au-dessus de l’horizon, le ciel devenait d’un bleu très cru. Les sillons des champs étaient remplis de travailleurs, qui faisaient une rumeur d’oiseaux. De temps en temps, devant nous, s’échappaient des vols de passereaux.
Elizabeth restait au camp. Elle avait été affectée à la lingerie, pour laver et réparer les vêtements de travail. Elle se sentait trop vieille pour rester dehors toute la journée. Mais pour Esther, c’était dur et magnifique. Elle ne se lassait pas de sentir la brûlure du soleil, sur son visage, sur ses mains, sur ses épaules à travers le tissu de la chemise. Elle travaillait avec Nora. Elles avançaient au même rythme le long des sillons, remplissant les sacs de jute avec les pousses arrachées. Au début, elles bavardaient, elles riaient de marcher en canard. De temps à autre, elles s’arrêtaient pour se reposer, assises dans la boue, elles fumaient une cigarette à deux. Mais à la fin de la journée elles étaient si fatiguées qu’elles n’arrivaient plus à marcher. Leurs jambes engourdies ne les portaient plus. Elles finissaient le travail en se traînant sur leurs fonds de culotte. Vers quatre heures, Esther rentrait dans la chambre, elle se couchait sur son lit, pendant que sa mère allait dîner. Puis elle se réveillait, c’était le matin, une nouvelle journée commençait.
Elle portait sur elle la brûlure du soleil. C’était pour toutes ces années perdues, ces années éteintes. Nora portait la brûlure, elle aussi, jusqu’à la folie. Quelquefois elle s’allongeait sur la terre, les bras en croix, les yeux fermés, si longtemps qu’Esther devait la secouer l’obliger à se relever. « Ne fais pas ça, tu vas être malade » Quand il n’y avait pas de travail dans les champs, Esther et Nora allaient apporter de la nourriture au berger, du côté des collines. Dès qu’il les voyait arriver, Yohanan sortait son harmonica et il jouait, les mêmes airs qu’à l’accordéon, des danses hongroises. Les enfants du village arrivaient, ils descendaient à travers la colline de pierres, ils s’approchaient timidement. Ils étaient si pauvres, leurs habits déchirés, à travers les trous de leurs robes on voyait leur peau brune. Quand ils voyaient Esther et Nora, ils étaient à demi rassurés, ils descendaient encore, ils s’asseyaient sur les pierres pour écouter Yohanan jouer de l’harmonica.
Esther prenait la nourriture dans le sac, du pain, des pommes, des bananes. Elle leur offrait les fruits, elle partageait le pain. Les plus audacieux, les garçons, prenaient la nourriture sans rien dire, et se reculaient jusqu’aux rochers. Esther s’approchait des fillettes, elle escaladait les pierres jusqu’à elles, elle essayait de leur parler, quelques mots d’arabe qu’elle avait appris au camp : houbs, aatani, koul ! Ça faisait rire les enfants, ils répétaient les mots, comme si c’était dans une langue inconnue.
Ensuite des hommes sont venus. Ils portaient la longue robe blanche des Druzes, ils étaient coiffés d’un grand mouchoir blanc qui flottait sur leur nuque. Ils restaient en haut, sur la ligne des collines, leurs silhouettes se détachaient contre le ciel comme des oiseaux. Yohanan s’arrêtait de jouer, il leur faisait signe de venir. Mais les hommes n’approchaient pas. Un jour, Esther a osé grimper jusqu’à eux à travers les rochers. Elle apportait du pain et des fruits, qu’elle a donnés aux femmes. C’était silencieux, effrayant. Elle a donné la nourriture, puis elle est redescendue auprès de Nora et de Yohanan. Les jours suivants les enfants descendaient dès que le troupeau arrivait auprès de la colline. Une femme est descendue avec eux, elle avait à peu près l’âge d’Esther, elle était vêtue d’une longue robe bleu ciel, et ses cheveux étaient mêlés de fils d’or. Elle a donné une cruche de vin. Esther a trempé ses lèvres, le vin était frais, léger, un peu acide. Yohanan a bu à son tour, et Nora a bu elle aussi. Puis la jeune femme a repris la cruche et elle est remontée à travers les rochers jusqu’en haut de la colline. Il y avait seulement cela, le silence, le regard des enfants, le goût du vin dans la bouche, l’éclat du soleil. Pour cela aussi Esther pensait que tout devait durer toujours, comme s’il n’y avait jamais rien eu avant, comme si son père allait apparaître et marcher lui aussi entre les rochers, en haut de la colline. Quand le soleil approchait de l’horizon, vers la brume de mer, Yohanan rassemblait les bêtes. Il sifflait le chien, il prenait la houlette, et les moutons et les chèvres se mettaient en marche vers le milieu de la plaine, là où l’étang brillait entre les arbres.