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XLIX

« — Moi ! — Oui, toi. C’est le jour de la fête de Tatiana. C’est Olga et la maman qui te font cette invitation. Tu n’as pas de raison pour ne pas t’y rendre. — Mais il y aura là un tas de monde, un ramassis de toutes sortes de figures ? — Personne, je t’assure. Nous serons en famille. Viens, fais-moi cette grâce. — Allons, je veux bien. — Tu es charmant. » En disant ce mot, il vida son verre en l’honneur de la voisine et se remit à parler d’Olga. C’était un vrai amoureux.

L

Il était heureux et gai : le terme fortuné avait été fixé à deux semaines. La couronne de myrte, les charmes discrets du ménage attendaient ses transports ; les soucis et les ennuis de l’hymen ne lui apparaissaient pas, même en rêve. Tandis que nous autres ennemis de cette divinité nous ne voyons dans la vie domestique autre chose qu’une série de tableaux monotones, un roman dans le genre d’Auguste Lafontaine, mon pauvre Lenski… Son cœur était créé pour cette vie.

LI

Il était aimé ; il le croyait au moins, et il était heureux. Fortuné, cent fois fortuné celui qui sait croire ; qui, domptant son esprit sceptique, se repose dans la voluptueuse insouciance de son cœur, comme un voyageur aviné dans une auberge, ou bien, si vous voulez une plus gracieuse comparaison, comme un papillon qui s’est plongé dans une fleur de printemps. Mais digne de pitié est celui qui prévoit toujours, à qui la tête ne tourne jamais, qui finit par détester chaque parole, chaque geste dans la traduction qu’il s’en fait à lui-même, celui dont le cœur paralysé par l’expérience a perdu la force de s’oublier.

CHAPITRE V.

I

Cette année-là, l’automne avait duré longtemps ; la nature avait attendu l’hiver, et la neige n’était tombée qu’en janvier, dans la nuit du troisième jour. S’étant éveillée de bonne heure, Tatiana aperçut par sa fenêtre la cour toute blanchie, et blanchis aussi, les toits, les haies, les parterres. Elle revit les légers dessins sur les vitres, les arbres dans leur robe d’argent, les pies sautillant gaiement dans la neige, et au loin les collines couvertes d’un tapis moelleux et brillant : Tout est blanc, tout étincelle à l’entour.

II

C’est l’hiver. Le paysan inaugure triomphalement le traînage sur sa charrette à patins. Son bidet, flairant la neige, s’essaye à trottiner plus lestement. Entr’ouvrant un double sillon dans le duvet de neige, une rapide kibitka passe au galop ; le cocher, dans sa pelisse serrée par une ceinture rouge, se tient sur son siège, assis de côté ; un petit villageois le suit de loin, traînant un chien dans un traîneau dont il est lui-même le cheval. Le polisson s’est déjà gelé un doigt. Il en souffre, et il rit pourtant, et sa mère le menace à travers la fenêtre.

III

Mais on m’assure que les tableaux de ce genre n’attirent pas les lecteurs. Tout cela, dit-on, c’est de la nature vulgaire, qui n’a rien d’élégant. Et pourtant un autre poète, échauffé par le dieu du Parnasse, nous a peint, en style magique, la première neige et toute la variété des plaisirs de l’hiver[55]. Il vous a séduit, j’en suis convaincu, en décrivant, dans ses vers enflammés, les promenades nocturnes en traîneau. Mais je ne me sens pas de force à lutter avec lui, et moins encore avec toi, chantre de la Jeune Finnoise[56].

IV

Russe jusqu’au fond de l’âme, et sans le savoir, Tatiana aimait l’hiver russe avec ses froides beautés : le givre étincelant au soleil dans un jour de gelée, et le traîneau rapide, et la teinte rosée de la neige au crépuscule, et les ténèbres des soirées qui accompagnent le baptême des eaux[57]. Dans leur maison, l’on célébrait ces soirées d’après l’antique usage ; les servantes de tout étage interrogeaient le sort au compte de leurs jeunes maîtresses, et, chaque année, leur annonçaient des maris officiers et la guerre.

V

Tatiana croyait aux vieilles traditions populaires, aux songes, aux cartes, aux présages pris de la lune ; toutes sortes d’indices superstitieux la troublaient ; chacun des objets qui l’entouraient lui semblait prédire mystérieusement quelque chose, et maintes fois des pressentiments resserraient son sein. Si quelque chat, coquettement pelotonné sur le poêle, se lavait le museau avec sa patte en ronflant, c’était pour elle un signe certain que des visites allaient arriver. Si elle apercevait d’aventure la jeune face à double corne de la lune dans le ciel à gauche,

VI

Elle tremblait et pâlissait. Quand une étoile filante traversait le ciel obscur, avant que celle-ci s’éparpillât en étincelles, Tatiana, tout émue, se hâtait de lui jeter le désir de son cœur. S’il lui arrivait de rencontrer un prêtre ou un moine à la robe noire ; si, dans la campagne, un lièvre rapide traversait la route devant elle, éperdue de terreur, agitée de funestes pressentiments, elle s’attendait aussitôt à quelque malheur.

VII

Eh bien, elle trouvait dans cette terreur un charme secret. Ainsi nous a faits la nature, cette nature à qui plaisent tant les contradictions. Voici qu’arrivent les fêtes du Baptême des eaux. Quelle joie ! La jeunesse étourdie interroge le sort ; elle qui n’a rien à regretter, qui voit s’étendre serein et à perte de vue le lointain de la vie. La vieillesse interroge aussi le sort, à travers ses lunettes, accoudée sur la pierre de son cercueil, ayant tout perdu sans retour. Et l’espérance menteuse les berce toutes deux de son babil enfantin.

VIII

Tatiana fixe un regard curieux sur la cire qu’on vient de retirer de l’eau, et dont les dessins bizarres semblent lui annoncer aussi une bizarre destinée. Et cependant les jeunes filles retirent l’une après l’autre les bagues jetées dans le plat ; et sa bague sort de l’eau au son de la vieille complainte : « Tous les paysans sont riches dans ce village ; ils remuent l’argent à la pelle. Qu’à celui pour qui nous chantons adviennent honneur et profit. » Mais le ton gémissant de cette complainte prédit des malheurs ; le petit chat est plus du goût des jeunes filles[58].

IX

La nuit est glaciale ; le ciel est pur ; le chœur des étoiles semble couler avec une lente et harmonieuse majesté. Tatiana sort en robe légère du côté de la large cour, présentant un miroir aux reflets de la lune. Mais la face de l’astre mélancolique tremblote seule au fond du verre obscur… Soudain la neige crie sous des pas… Quelqu’un ! La jeune fille court à lui sur la pointe des pieds, et sa voix résonne plus douce que le son d’un chalumeau : « Quel est votre nom ? » Le passant la regarde avec surprise et finit par répondre : « Agathon. »

X

Sur les conseils de sa nourrice, et voulant interroger le sort avec certitude, Tatiana avait donné secrètement l’ordre de placer dans la salle isolée du bain une table avec deux couverts. Mais, au moment de s’y rendre, une terreur subite la saisit ; elle se borna, au moment, du coucher, à mettre sous l’oreiller son petit miroir, et à détacher le cordonnet de soie qui lui servait de ceinture. Tout s’est apaisé autour d’elle ; Tatiana dort. Lel, dieu de la jeunesse[59], voltige en silence autour de sa couche.

XI

Tatiana voit un rêve étrange : il lui semble qu’entourée par une ombre lugubre, elle marche dans une vaste plaine de neige. Tout à coup un torrent sombre et gris d’écume, que l’hiver n’a point enchaîné, bouillonne à ses pieds, s’ouvrant passage à travers la neige amoncelée. Deux poutrelles, collées par un glaçon, pont vacillant et périlleux, sont posées sur le torrent, et devant l’abîme grondant, pleine de terreur, elle s’arrête.