XII
Comme s’il était la cause d’une séparation, Tatiana murmure contre le torrent ; elle ne voit personne sur l’autre rive qui puisse lui tendre la main. Mais soudain un tas de neige s’agite, et qui en sort ? un grand ours tout hérissé ! Elle pousse un cri, et l’ours, hurlant, lui tend sa patte aux griffes aiguës. Elle prend courage, s’y appuie d’une main tremblante, et d’un pied timide traverse le torrent. Elle s’avance, l’ours la suit.
XIII
Sans oser regarder en arrière, elle presse le pas. Mais il lui est impossible de se débarrasser de ce laquais velu. Elle entend l’ours insupportable souffler en pataugeant derrière elle. Une forêt se présente. Les pins se tiennent immobiles dans leur beauté farouche. Leurs branches sont alourdies par des filaments de neige. À travers les cimes nues des trembles et des bouleaux, passent les rayons des astres nocturnes. Pas de chemin ; les broussailles, les ravins, envahis par la bourrasque, sont tous profondément ensevelis sous la couche blanche.
XIV
Tatiana pénètre dans le bois, l’ours la suit. La neige molle monte jusqu’aux genoux de la jeune fille. Tantôt une longue branche l’arrête par le col, ou lui arrache des oreilles ses boucles d’or ; tantôt un soulier humide quitte son pied ; tantôt elle perd son mouchoir. Mais elle n’ose pas le ramasser ; elle n’ose pas s’arrêter un moment ; l’ours est toujours derrière elle. Elle ne peut pas même se décider à relever sa robe. Elle court, elle court, toujours suivie, et voilà qu’elle n’a plus la force de courir.
XV
Elle tombe dans la neige. L’ours la saisit et l’emporte. Soumise jusqu’à l’insensibilité, elle ne bouge et ne respire pas. Il l’entraîne par un sentier et s’enfonce dans la forêt. Une hutte apparaît entre les arbres. La neige intacte l’enveloppe de toutes parts ; mais une lumière brille par la lucarne, et dans l’intérieur on entend du tapage et des cris. L’ours lui dit : « Ici demeure mon parrain, réchauffe-toi un peu dans sa hutte. » Disant cela, il la dépose doucement sur le seuil.
XVI
Tatiana revient à la vie et regarde autour d’elle. L’ours a disparu. Elle se trouve dans une petite chambre, et, derrière la porte, entend des exclamations et le choc des verres comme à un grand festin d’enterrement. Ne comprenant rien à ce bruit, elle regarde furtivement par une fente de la porte. Que voit-elle ? Autour de la table sont rassemblés une foule de monstres divers : l’un avec des cornes sur un museau de chien, l’autre avec une tête de coq ; ici une sorcière avec une barbe de bouc, là un squelette qui se donne des airs d’importance ; plus loin un nain avec une grande queue, et, près de lui, un être demi-chat et demi-cigogne.
XVII
Puis d’autres encore plus terribles et plus étranges : une écrevisse à cheval sur une araignée ; un crâne tournant en tous sens sur un cou d’oie, affublé d’un bonnet rouge ; un moulin à vent qui danse la prisiatka, en faisant bruire et tournoyer ses ailes ; aboiements, sifflements, éclats de rire, chansons, battements de mains, voix humaines et piétinements de chevaux. Mais que dut penser Tatiana quand elle reconnut parmi les convives celui qui lui est à la fois cher et terrible, le héros de cette histoire ? Onéguine, assis devant la table, jette à la dérobée des regards vers la porte.
XVIII
Il fait un signe, tous s’empressent ; il boit, tous vident leurs verres avec des cris ; il sourit, tous partent d’un éclat de rire ; il fronce le sourcil, tous font silence. Il est le maître du logis, c’est évident. Tatiana se rassure un peu, et, curieuse, elle entr’ouvre la porte. Tout à coup un vent souffle, éteignant les torches fumeuses. La bande des monstres se trouble ; Onéguine, les yeux ardents, se lève brusquement de la table, et tous se lèvent avec lui. Il s’avance vers la porte.
XIX
La terreur reprend Tatiana. Elle s’efforce de fuir, ne le peut. S’agitant avec angoisses, elle veut au moins jeter un cri ; impossible. Onéguine pousse violemment la porte, et aux regards des monstres infernaux apparaît la jeune fille. Un rire féroce s’élève en éclats sauvages. Les yeux de tous, les trompes recourbées, les sabots, les queues velues, les longues dents, les moustaches hérissées, les langues sanglantes, les cornes, les doigts décharnés, tous la désignent, tous hurlent en chœur : « Elle est à moi, elle est à moi. »
XX
« Elle est à moi, » crie Onéguine d’une voix formidable, et toute la bande disparaît en un clin d’œil. Dans les ténèbres glacées, la jeune fille reste seule avec lui ; il l’entraîne doucement vers un banc vermoulu, l’y dépose, et se penche sur son épaule. Soudain entre Olga, Lenski la suit. Une vive lumière se répand. Onéguine lève la main avec menace, et, roulant des yeux terribles, insulte ces visiteurs inattendus. Tatiana est étendue demi-morte.
XXI
La dispute devient plus vive et plus bruyante. Onéguine saisit un long couteau, et sur-le-champ Lenski tombe, frappé de mort. L’ombre s’épaissit démesurément; un cri strident retentit; la hutte vacille, et Tatiana s’éveille, froide de terreur. Elle regarde; il fait déjà jour dans sa chambre. Le rayon rougeâtre de l’aurore joue à travers les vitres gelées ; et plus rose que l’aurore, plus légère que l’hirondelle, Olga entre en courant : « Eh bien ! dit-elle, qui as-tu vu en songe? »
XXII
Mais Tatiana, sans remarquer sa sœur, se tient dans son lit, feuilletant un livre, et ne répond pas un mot. Ce livre n’offrait ni les inventions séduisantes de la poésie, ni de sages conseils, ni d’agréables descriptions. Mais pourtant ni Virgile, ni Racine, ni Scott, ni Byron, ni Sénèque, ni même le journal des Modes, n’intéressèrent jamais à ce point leurs lectrices. Amis, c’était Martin Zadéka, le chef des Mages de la Chaldée, un devin, un explicateur des songes.
XXIII
Cette œuvre profonde avait été apportée dans la solitude des Larine par un colporteur ambulant, qui, après en avoir longtemps débattu le prix, l’avait cédé à Tatiana, avec une Malvina dépareillée, pour trois roubles et demi, prenant encore par-dessus le marché un recueil de fables, une grammaire, deux exemplaires de la Pétriade[60] et un troisième volume de Marmontel. Martin Zadéka est devenu le favori de Tatiana ; il la console dans ses chagrins, et dort toutes les nuits sous son oreiller.
XXIV
Ne sachant quel sens attribuer à ce rêve effroyable, et voulant toutefois s’en rendre compte, Tatiana se met à chercher dans l’index du volume les mots suivants dans leur ordre alphabétique : bourrasque, écrevisse, forêt, neige, ours, pont, sapin, ténèbres, etc. Martin Zadéka ne résout point ses doutes ; mais il lui dit que ce rêve de mauvaise augure lui promet de tristes événements. Pendant plusieurs jours, elle en resta préoccupée.
XXV
Mais voici que l’aurore aux doigts de rose, traînant le soleil après elle, amène des plaines du matin la fête joyeuse de la sainte patronne[61]. Dès le point du jour, la maison des Larine regorge de visiteurs. Les voisins sont arrivés par familles entières, en traîneaux, en kibitkas, en berlines sur patins : Dans l’antichambre, presse et jurons ; dans le salon, présentations et rencontres, aboiements de carlins, bruyants baisers de jeunes filles, éclats de rire, foule aux portes, profonds saluts, frottements de pieds sur le parquet, querelles de nourrices et vagissements de nourrissons.
XXVI
Avec son épouse à l’épaisse corpulence, est arrivé le gros Poustiakof, et Gvosdine, savant agronome, possesseur de paysans ruinés ; et les Skotinine, couple grisonnant, avec des enfants de tout âge, depuis deux ans jusqu’à trente ; et Pétouchkof, le dandy du district, et mon propre cousin Bouyanof, en casquette à visière et tout sali de duvet, sous cette figure que vous lui connaissez certainement[62] ; enfin le conseiller en retraite Flanof, lourd colporteur de caquets, vieux roué, goinfre, avaleur de pots-de-vin, et bouffon.