XLIII
Impossible ! — Impossible ? pourquoi ? — Olga a déjà donné sa parole à Onéguine. Ô grand Dieu ! qu’a-t-il entendu ? Elle a pu, elle !… à peine sortie des langes, et déjà coquette !... Elle connaît la ruse, elle a appris la trahison ! Lenski ne peut supporter ce coup terrible. Il sort en maudissant l’inconstance des femmes, il demande son cheval et part au galop. Une paire de pistolets, deux balles, rien de plus, vont sur-le-champ décider de son sort.
CHAPITRE VI.
I
À peine avait-il remarqué le départ de Vladimir, que, retombant dans son ennui, et satisfait de sa vengeance, Onéguine se mit à rêver, assis près d’Olga. Olga, de son côté, répondait en bâillant aux bâillements d’Onéguine, cherchant Lenski des yeux, et l’éternel cotillon l’excédait comme un songe pénible. Il s’achève enfin. On soupe. Ensuite on étale par terre des matelas pour les invités, depuis le perron jusqu’à la chambre des servantes. Chacun sent le besoin d’un sommeil paisible. Onéguine seul retourne chez lui.
II
Tout dort. Le lourd Poustiakof ronfle dans le salon avec sa lourde moitié. Gvozdine, Bouyanof, Pétouchkof, et Flanof qui se sent indisposé, se sont établis sur des chaises dans la salle à manger ; et M. Triquet, en gilet de flanelle et bonnet de coton, sur le plancher. Pressées dans les chambres de Tatiana et d’Olga, les demoiselles aussi sont toutes envahies par le sommeil. Seule, appuyée contre la fenêtre, aux pâles rayons de Diane, la triste Tatiana regarde, sans dormir, les champs assombris.
III
L’apparition inattendue d’Onéguine, l’éclair de tendresse fugitive qu’ont jeté ses yeux, puis sa bizarre conduite avec Olga, ont pénétré jusqu’au fond de son âme. Une angoisse de jalousie la déchire, et cependant elle sent comme une main glacée qui lui serre le cœur ; elle voit comme un abîme qui s’ouvre devant elle, au fond duquel des flots sombres la menacent en mugissant. « Je périrai, se dit Tania ; mais, venant de lui, la mort même me sera douce. Je ne murmure point. À quoi bon ? Il ne peut me donner le bonheur. »
IV
En avant, en avant ! mon histoire. Un nouveau personnage nous appelle. À cinq verstes du village de Lenski, vivait et vit encore à présent, dans une retraite de philosophe, un certain Zaretski, jadis mauvais sujet, chef d’une bande de grecs et de tapageurs, tribun de taverne, devenu maintenant un simple et bon père de famille, célibataire, ami sûr, seigneur débonnaire et même honnête homme : ainsi se corrige et s’amende notre siècle.
V
Naguère la voix flatteuse du monde avait vanté sa fougueuse bravoure. Il est vrai de dire qu’à quinze pas il logeait une balle de pistolet dans un as, et qu’une fois entre autres, il s’était effectivement distingué dans une bataille, où, pris d’une ivresse manifeste et s’étant hardiment jeté de son cheval dans la boue, il avait été ramassé par les Français comme un otage précieux. Nouveau Régulus, idolâtre du point d’honneur, il n’eût pas mieux demandé que de reprendre ses fers pour aller chez Véry, chaque matin, vider trois bouteilles à crédit.
VI
Naguère il savait fort bien manier la raillerie ; il excellait à berner un sot ou à mystifier un homme d’esprit, soit ouvertement, soit en sournois, suivant le sujet et l’occasion. Il est vrai que mainte de ces plaisanteries ne se passait pas sans qu’il y gagnât une leçon, ou sans qu’il lui arrivât de donner lui-même dans le panneau comme un imbécile. Pourtant il savait toujours soutenir avec gaieté la discussion, répondre avec ou sans esprit, mais répondre ; se taire parfois avec calcul ; d’autres fois, par calcul, prendre la mouche ; exciter l’un contre l’autre deux jeunes gens et les amener sur le terrain ;
VII
Ou bien les engager à se réconcilier, pour ensuite déjeuner à trois, puis les diffamer en secret par une malice aussi perfide qu’insouciante. Sed alia tempora. Mais le goût des farces, aussi bien que l’amour, autre folie, passe avec la bouillante jeunesse. Comme je viens de le dire, mon Zaretski, s’étant mis enfin à l’abri des orages sous l’ombre des acacias et des merisiers, vit en véritable sage, plante des choux comme Horace, élève des canards et des oies, et enseigne l’alphabet aux petits enfants.
VIII
Il avait de l’esprit, et, sans accorder de l’estime à son caractère, Onéguine aimait la tournure de ses jugements et sa conversation aussi dénuée de prétention que pleine de bon sens. Il le voyait avec plaisir ; aussi ne fut-il nullement étonné de le voir paraître un beau matin dans sa chambre. Après l’échange des saints, Zaretski interrompit subitement l’entretien commencé, et donnant à son regard une expression d’aménité, il présenta à Onéguine un billet du poëte. Onéguine s’approcha de la fenêtre et lut tout bas.
IX
C’était un gentil petit cartel, très-court et très-élégamment tourné. Avec une politesse exquise et froide, Lenski faisait à son ami la proposition de se couper la gorge l’un l’autre. Emporté par son premier mouvement, Onéguine se retourna vers le porteur du message, et lui dit, sans paroles superflues, qu’il était toujours prêt. Zaretski se leva, sans autre explication, et prétextant qu’il avait beaucoup à faire chez lui, il sortit sur-le-champ. Resté en tête-à-tête avec son âme, Onéguine se sentit très-mécontent de lui-même.
X
En effet, s’étant appelé au tribunal de sa conscience, où il s’interrogea sévèrement, il dut s’avouer coupable. D’abord, il avait eu le tort de plaisanter dédaigneusement, la veille, d’un amour aussi timide que tendre ; et puis, que le poëte fasse un coup de tête, c’est pardonnable à vingt ans ; mais Onéguine, qui, après tout, aimait l’adolescent de tout son cœur, n’aurait pas dû se montrer un ballon aux mains des préjugés, un écervelé, un spadassin ; il aurait dû agir en homme, en homme de sens et d’honneur…
XI
Il n’aurait pas dû craindre de montrer ses vrais sentiments, au lieu de se hérisser aussitôt comme une bête fauve ; son devoir lui prescrivait de désarmer ce jeune cœur. « Mais il est trop tard, se dit-il ; le moment a passé. Et puis, dans cette affaire, s’est entremêlé un vieux duelliste, méchant et bavard. Certes, le mépris devrait être la récompense de ses plates plaisanteries ; mais le murmure malicieux et les rires étouffés des sots… » Voilà ce qu’on nomme l’opinion publique, voilà ce qu’est l’honneur, notre idole, voilà sur quel axe tourne notre globe !
XII
Tout bouillant d’une impatiente inimitié, le poëte attendait chez lui la réponse ; et voici que son voisin le beau parleur lui apporte solennellement les paroles d’Onéguine. Quelle fête pour le jeune jaloux ! il avait craint jusque-là que son adversaire ne s’abritât derrière quelque invention plaisante, et ne dérobât ainsi sa poitrine à la balle de son pistolet. Maintenant, plus de doute. Dès le lendemain, au point du jour, ils doivent se rencontrer près du moulin, et chacun aura le loisir de viser son ami à la cuisse ou à la tempe.
XIII
Décidé à haïr la coquette, Lenski, dans son indignation, ne voulait plus revoir Olga avant le duel. Mais il regarda le soleil, puis sa montre, changea d’avis, et le voilà chez les voisines. Il s’attendait à troubler Olga par son arrivée, à l’effrayer même. Point du tout ; comme auparavant, Olga sauta sur le perron à la rencontre du pauvre poëte, gaie, vive, insouciante, semblable à la déesse étourdie de l’Espérance, en un mot comme elle avait toujours été.