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XIV

« Pourquoi avez-vous disparu hier de si bonne heure ? » Telle fut sa première question. Tous les sentiments de Lenski furent bouleversés sens dessus dessous ; il baissa la tête en silence. Toute jalousie, tout dépit disparurent soudain devant cette limpidité de regard, cette tendre simplicité, cette vivacité d’enfant. Il la regarde avec un doux attendrissement, il voit qu’il est encore aimé. Et déjà, bourrelé par le remords, il voudrait lui demander pardon. Mais il tremble, sans trouver de paroles. Il est heureux, il est presque bien portant..………………………………………………..................................................................

XVII

Redevenu triste et rêveur devant sa chère Olga, Vladimir n’a pas la force de lui rappeler la soirée de la veille. Il se dit : « Je serai son sauveur ; je ne souffrirai pas qu’un séducteur trouble cette jeune âme par le feu de ses soupirs et de ses flatteries ; qu’un vil ver empoisonné ronge la tige de ce lis ; que cette fleur qui n’a vu que deux matins se flétrisse à demi épanouie. » Tout cela signifiait : « Messieurs, je me bats avec mon ami. »

XVIII

Ah ! si Lenski pouvait savoir quelle blessure brûlait le cœur de Tatiana ! si elle-même pouvait prévoir, pouvait se douter que, dès demain, Lenski et Onéguine allaient se disputer à qui descendra dans la nuit du tombeau ! son amour aurait peut-être réconcilié les deux amis. Mais personne, même par hasard, ne soupçonnait ce qui se passait en elle. Onéguine gardait le silence ; Tatiana dépérissait en secret ; la nourrice seule aurait pu savoir quelque chose ; mais, depuis longtemps, elle ne savait plus rien deviner.

XIX

Toute la soirée, Lenski fut distrait, tantôt silencieux, tantôt bruyant de gaieté. Mais celui qu’a nourri la muse est toujours ainsi : fronçant le sourcil, il s’asseyait brusquement devant un piano pour n’en tirer que des accords ; ou bien, fixant ses regards sur Olga, il murmurait : « N’est-ce pas ? je suis heureux ? » Mais il se fit tard ; l’heure vint de partir. Son cœur se resserra soudain, plein d’angoisses, et sembla éclater quand il prit congé de la jeune fille. Elle le regarde droit aux yeux : « Qu’avez-vous ? — Rien. » Et il descend le perron.

XX

De retour à la maison, il examine ses pistolets, les replace dans leur boîte, et, déshabillé, se met à lire Schiller à la lueur d’une bougie. Mais une seule pensée l’obsède ; son triste cœur ne peut sommeiller. Il voit toujours Olga devant lui, rayonnante d’une beauté ineffable. Vladimir ferme le livre, et prend la plume. Ses vers, pleins d’un désordre amoureux, coulent et sonnent. Il les lit à haute voix dans un transport lyrique, comme Delvig[64] ivre à un festin.

XXI

Le hasard a conservé ses vers. Je les ai, les voici : « Où êtes-vous, comment avez-vous disparu, jours dorés de ma jeunesse ? Le jour qui vient, que me prépare-t-il ? Mon regard tâche en vain de le saisir dans les ténèbres profondes où il se cache encore. Qu’importe ? La loi de la destinée est toujours juste. Que je tombe percé par la flèche mortelle, ou qu’elle passe sans m’atteindre, tout est bien. L’heure fixée pour la veille et pour le sommeil vient à son temps. Bénie soit la lumière qui éclaire nos soucis et nos travaux, et bénie encore l’ombre calme de la nuit ! »

XXII

« Demain poindra le rayon de l’aurore, et le jour serein se jouera dans les cieux. Et moi, peut-être, je serai déjà descendu sous la voûte mystérieuse du sépulcre ; et le Léthé, aux lentes ondes, dévorera jusqu’au souvenir du jeune poëte. Le monde m’oubliera ; mais toi, ô ma jeune et belle fiancée, viendras-tu répandre une larme sur mon urne prématurée ? Te diras-tu : Il m’a aimée, il a consacré à moi seule la triste aurore d’une vie orageuse et courte ? Ô mon amie, ô mon espérance, viens, viens : je suis ton époux. »

XXIII

C’est ainsi qu’il écrivait d’un style obscur et languissant[65] (ce style qu’on nous fait passer pour romantique, bien qu’à vrai dire je ne sache pas pourquoi). Enfin, vers le point du jour, Lenski, courbant sa tête fatiguée, s’endormit d’un léger somme sur le mot à la mode idéal. Mais à peine avait-il eu le temps de se plonger dans l’oubli du rêve, que son voisin pénètre dans le cabinet silencieux, et réveille Lenski en s’écriant : « Allons, il est temps. Six heures sont sonnées, et sans nul doute Onéguine nous attend. »

XXIV

Mais il se trompait. Onéguine dormait encore à ce moment d’un sommeil de plomb. Déjà les ombres de la nuit s’éclaircissent, et Vesper est salué par le chant du coq. Onéguine dort profondément. Déjà le soleil roule dans les cieux, et les brins de neige que le vent fait tourbillonner brillent à ses rayons. Onéguine n’a pas encore quitté sa couche. Il se réveille enfin, écarte paresseusement ses rideaux, et voit qu’il aurait dû depuis longtemps quitter la maison.

XXV

Il sonne précipitamment. Son valet de chambre, français, du nom de Guillot, lui présente sa robe de chambre et ses pantoufles. Mais Onéguine se hâte de s’habiller, donne l’ordre à son domestique de se préparer à l’accompagner et de prendre la botte aux pistolets. Un traîneau de course s’avance ; il part au galop ; il arrive au moulin. Il commande à son domestique d’apporter les canons meurtriers de Lepage, et au cocher de s’éloigner jusqu’à deux chênes isolés dans la campagne.

XXVI

Appuyé sur la digue, Lenski se consumait d’impatience, tandis que, mécanicien de village, Zaretski critiquait le jeu des meules du moulin. Onéguine s’avance en s’excusant. « Mais, répond Zaretski avec stupéfaction, où donc est votre témoin ? » Classique et pédant en matière de duels, il aimait la méthode par conviction, et, s’il permettait bien d’étendre un homme par terre, ce ne devait pas être négligemment, mais selon les règles sévères de l’art et d’après toutes les traditions admises : ce que nous devons louer en lui.

XXVII

« Mon témoin ? répondit Onéguine ; le voici, mon ami M. Guillot. Je ne vois nulle objection à ce qu’il soit accepté. C’est, il est vrai, un homme inconnu, mais c’est assurément un galant homme, lui. » Zaretski se mordit les lèvres. « Eh bien, commençons-nous ? demanda Onéguine à Lenski. — Commençons, pourquoi pas ? » répliqua celui-ci. Ils se placent derrière le moulin. Tandis que, dans l’éloignement, Zaretski et le galant homme sont gravement à se concerter, les adversaires se tiennent vis-à-vis l’un de l’autre, les yeux baissés.

XXVIII

Les adversaires ! y a-t-il longtemps que la soif du sang les excite l’un contre l’autre ? y a-t-il longtemps qu’ils partageaient amicalement les heures de loisir, les repas, les actions et jusqu’aux pensées ? À cette heure, pareils à des ennemis héréditaires, comme à travers un rêve terrible et inexplicable, ils préparent dans un froid et cruel silence leur perte mutuelle. S’ils se mettaient à rire avant que leurs mains ne fussent tachées de sang ? s’ils se séparaient cordialement, redevenus bons camarades ? mais non ; gens du monde, le faux point d’honneur leur inspire une crainte farouche, et les arrête.

XXIX

Le fer poli des pistolets brille au soleil ; le marteau retentit sur la baguette ; les balles s’enfoncent dans les rainures des canons ; les chiens se lèvent en craquant ; la poudre tombe en minces filets grisâtres dans le bassinet. La pierre à feu, fortement vissée, se lève une seconde fois. Guillot, tout troublé, s’efface devant un tronc voisin. Les deux adversaires jettent leurs manteaux. Zaretski mesure avec une parfaite exactitude trente-deux pas, place aux deux bouts Onéguine et Lenski, et présente à chacun d’eux le pistolet qui lui est destiné.