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XXX

« Maintenant avancez-vous. » Avec sang-froid, sans se viser encore, d’un pied lent et ferme, les deux ennemis font quatre pas, quatre degrés vers la mort. Onéguine, continuant à s’avancer, lève le premier et lentement son pistolet. Ils font encore cinq pas, et Lenski, fermant l’œil gauche, se met à viser aussi. Soudain, Onéguine tire… L’heure fatale a sonné ; le poëte laisse échapper son arme en silence,

XXXI

Pose doucement sa main sur sa poitrine, et tombe. Ce n’est pas la souffrance, c’est la mort qu’exprime son œil déjà voilé. Ainsi, glissant avec lenteur sur le flanc d’une colline, et jetant de pâles étincelles sous les rayons du soleil, s’écroule un bloc de neige au printemps. Glacé d’un froid subit, Onéguine s’élance vers l’adolescent. Il se penche sur son corps, il l’appelle ; en vain. Le poëte est mort. Cette jeune vie a trouvé sa fin. L’orage a soufflé, la fleur s’est flétrie dès l’aurore ; le feu s’est éteint sur l’autel.

XXXII

Il était étendu, immobile ; et étrange était la paisible langueur de son front. La balle avait traversé sa poitrine, et le sang s’échappait en fumant de la blessure. Une minute avant, fermentaient dans ce cœur l’enthousiasme, la haine, l’espérance et l’amour ; la vie y bouillonnait en flots ardents. À présent, comme dans une maison abandonnée, tout y est tranquille et sombre ; tout y est muet pour jamais. Les volets sont fermés, les fenêtres mêmes sont blanchies à la chaux ; la maîtresse est partie. Où est-elle allée ? nul ne le sait.

XXXIII

Il est agréable, par une épigramme insolente, de mettre hors de lui un ennemi pris au dépourvu ; il est agréable de voir comment, penchant avec obstination ses lourdes cornes, il jette un regard de travers dans le miroir qu’on lui présente et craint de s’y reconnaître ; il est encore plus agréable de l’entendre beugler bêtement : « C’est moi. » Il y a même un certain plaisir à lui préparer une sépulture honorable en visant avec soin son front pâli, à une distance voulue entre gentilshommes. Mais qui trouverait des charmes à le renvoyer définitivement auprès de ses ancêtres ?

XXXIV

Que dire alors si votre arme a frappé un jeune ami qui vous aurait offensé, devant une bouteille, par un regard provoquant ou une brusque réponse, ou quelque autre misère, ou même qui vous aurait appelé au combat dans un élan de dépit ? Dites, quel sentiment s’emparera de votre âme, quand, là, sur la terre, immobile à vos pieds et l’empreinte de la mort sur les traits, il se contracte et se roidit peu à peu ? Quand il reste sourd, inerte, à votre appel désespéré ?

XXXV

Déchiré de remords, sa main pressant convulsivement le pistolet, Onéguine regardait Lenski. « Eh bien, quoi ? il est tué ; » décida le voisin. Il est tué ! Foudroyé par cette exclamation terrible, Onéguine s’éloigne en frémissant et appelle ses valets. Zaretski pose soigneusement sur le traîneau le corps déjà glacé ; il va apporter à la maison ce fardeau sinistre. Flairant un cadavre, les chevaux renâclent et se cabrent ; ils blanchissent d’écume leur mors d’acier, et partent comme la flèche.

XXXVI

Ô mes amis, vous prenez pitié du poëte. Dans la fleur de ses joyeuses espérances, n’ayant pas encore eu le temps de rien achever, à peine sorti des langes de l’enfance, il est tombé. Où sont les agitations ardentes, les élans généreux, les sentiments et les pensées jeunes, élevés, tendres, hardis ? Où sont les désirs infinis de l’amour, et la soif de la science et du travail, et la terreur du mal et de la honte ? Et vous, illusions mystérieuses, vous, apparitions d’une vie qui n’est point celle de la terre, vous, rêves de la sainte poésie ?

XXXVII

Il était né peut-être pour le bien du monde, au moins pour la gloire. Sa lyre, soudainement muette, aurait pu prolonger dans les siècles un son toujours grandissant. Peut-être, s’il eût monté les degrés de la vie, un haut degré l’attendait. Son ombre de martyr a peut-être emporté avec elle un secret sacré. Une voix vivifiante a péri pour nous ; et, au delà de la muette limite du tombeau, n’arriveront pas jusqu’à elle l’hymne solennel des siècles et les bénédictions de la postérité.

XXXVIII

Peut-être aussi qu’une destinée tout ordinaire attendait le poëte. Les années de la jeunesse auraient passé ; l’ardeur de son âme se serait refroidie. Changé peu à peu, et complètement, il aurait quitté les Muses, et se serait marié. Enfoui dans un village, heureux et trompé, il aurait porté une robe de chambre ouatée. Acceptant la vie telle qu’elle est, il aurait eu la goutte à quarante ans, il aurait bu, mangé, bâillé, engraissé, maigri, et finalement il aurait rendu l’âme dans son lit, entouré d’enfants, de femmes en larmes et de médecins ignorants.

XXXIX

Quoi qu’il en fût advenu, ô lecteur, hélas ! le jeune amoureux, le poëte, le rêveur mélancolique a péri par la main d’un ami. Il est un endroit, non loin du village qu’habitait le nourrisson de la muse ; deux pins ont entrelacé leurs racines ; les eaux du ruisseau de la vallée voisine sont venues y former un petit lac ; le laboureur aime à reposer sur ses bords, et les moissonneuses viennent plonger dans les ondes froides leurs cruches sonores. Là, sous l’ombre épaisse, on a posé une simple pierre.

XL

Quand les pluies printanières commencent à mouiller de leurs gouttes fines la naissante herbe des champs, un berger, assis près de là, et tissant son lapott[66] bigarré, chante « les Pêcheurs du Volga ; » et quelque jeune citadine qui passe l’été à la campagne, quand elle galope seule à travers champs, tire brusquement la bride de son cheval devant ce monument, et, rejetant le voile de son chapeau, lit d’un regard rapide la simple inscription, et une larme vient mouiller sa paupière.

XLI

Puis elle s’éloigne au pas, plongée dans de longues réflexions. Involontairement soucieuse du destin de Lenski, elle se demande ce qu’est devenue Olga. Son cœur a-t-il longtemps saigné ? ou bien le temps des larmes a-t-il passé vite ? Et sa sœur, qu’est-elle devenue ? Et lui, cet original farouche, ce fuyard des hommes et du monde, cet ennemi à la mode des beautés à la mode, le meurtrier du jeune poëte, où est-il ? À ces questions je donnerai avec le temps une réponse détaillée ;

XLII

Mais pas à présent. Bien que j’aie une certaine sympathie pour mon héros, bien que je doive y revenir, j’ai à m’occuper d’autre chose. Les années me font pencher vers la mâle prose ; les années chassent la rime folâtre. Et moi-même, j’en dois faire l’aveu, je la courtise plus paresseusement. Ma plume n’a plus l’ancienne manie de barbouiller des feuilles volantes. D’autres idées plus froides, d’autres soucis plus sévères troublent et occupent mon âme dans le bruit du monde et dans le silence de la solitude.

XLIII

J’ai appris à entendre la voix de nouveaux désirs ; j’ai appris à connaître de nouveaux chagrins. Mais je n’ai point d’espérance pour ces désirs nouveaux, et je regrette les chagrins passés. Illusions, illusions, où est votre charme ? où est votre rime constante : la jeunesse[67] ? Quoi ! vraiment, sa couronne de fleur se serait-elle flétrie ? Quoi ! en toute vérité, sans fadeurs élégiaques, le printemps de ma vie se serait-il évanoui (ce que je n’ai dit jusqu’alors qu’en plaisantant) ? Quoi ! il aurait fui sans retour ? Est-il possible que j’aie bientôt trente ans ?

XLIV

Oui, mon midi a sonné. Point de subterfuge, il faut en convenir. Eh bien, soit ; séparons-nous en bons amis, ô ma jeunesse légère. Je te remercie pour tes plaisirs, pour tes tristesses, pour tes tourments qui me sont devenus chers ; pour ton bruit, tes orages, tes fêtes, pour tous tes dons, je te remercie. De toi, dans les agitations et le recueillement, j’ai joui… pleinement joui. C’est assez. Avec une âme rassérénée, j’entre à présent dans une nouvelle voie, après m’être reposé de ma vie passée.