XLV
Jetons un dernier regard en arrière. Adieu, humble toit où mes jours se sont écoulés dans l’obscurité, remplis de passion, de paresse et des rêves d’une âme en fermentation. Et toi, enthousiasme, reste jeune, secoue mon imagination, vivifie mon cœur sommeillant, ; accours plus souvent sur tes ailes dans mon réduit, et ne permets pas à l’âme du poëte de se glacer, de s’aigrir, de s’endurcir comme un roc dans les séductions délétères du monde, au milieu d’orgueilleux sans cœur, de sots majestueux ;
XLVI
Au milieu d’enfants gâtés, aussi rusés que lâches, de scélérats ridicules et ennuyeux, de juges ineptes et tranchants ; au milieu de coquettes dévotes, de serfs volontaires, de scènes journalières et triviales, de trahisons polies et caressantes ; au milieu de condamnations froidement prononcées par la vanité cruelle, du vide insupportable des pensées, des entretiens et même des calculs, dans ce vil marais où je suis plongé jusqu’au cou… avec vous, mes chers amis.
CHAPITRE VII.
I
Poussées par les rayons du printemps, les neiges des collines environnantes sont déjà descendues en ruisseaux bourbeux sur les prairies inondées. À peine sortant de son sommeil, la nature salue d’un sourire attendri le matin de l’année. Les cieux, d’un bleu plus foncé, sont plus rayonnants ; encore transparents, les bois se couvrent d’un duvet de verdure ; l’abeille quitte sa cellule de cire pour aller butiner sur les premières fleurs ; les champs se sèchent et se nuancent ; les troupeaux mugissent joyeusement, et le rossignol a déjà chanté dans le silence des nuits.
II
Comme ta venue m’est triste, ô printemps ; printemps époque de l’amour ! Quelle agitation pleine de langueur se fait alors dans mon âme, dans mon sang ! Avec quelle émotion pesante je sens ton souffle me caresser le visage au sein de la tranquille campagne ! Serait-ce que toute jouissance m’est désormais étrangère ? que tout ce qui égaye et vivifie, tout ce qui est joie et splendeur, inspire de l’ennui et de l’abattement à une âme dès longtemps morte et qui ne voit plus que des couleurs sombres ?
III
Ou bien, loin de nous réjouir du retour des feuilles tombées à l’automne, nous rappelons-nous nos pertes cruelles au nouveau bruissement des forêts ? Ou bien, dans notre pensée consternée, rapprochons-nous du rajeunissement de la nature la flétrissure de nos années, pour lesquelles il n’est pas de résurrection ? Ou bien encore, nous vient-il à la mémoire, à travers je ne sais quel rêve poétique, le souvenir d’un autre vieux printemps qui nous fait palpiter le cœur par les images d’une contrée lointaine, d’une lune resplendissante, d’une nuit délicieuse ?…
IV
Le moment est venu. Paresseux insouciants, épicuriens philosophes, heureux indifférents, vous aussi, disciples de Lèvchine[68], et vous, patriarches de village, et vous, dames sensibles, le printemps vous appelle aux champs. C’est le temps de la chaleur douce, des fleurs, des travaux paisibles, des promenades inspirées et des nuits séduisantes. Vite, vite, amis, partez ; partez sur des voitures pesamment chargées, avec des chevaux de poste ou de louage ; sortez en longues files des barrières de la ville.
V
Et toi aussi, lecteur bienveillant, assis dans ta calèche de fabrique étrangère, quitte la bruyante capitale où tu t’es amusé pendant l’hiver ; viens avec ma muse capricieuse écouter le murmure du feuillage sur le ruisseau innommé, près des lieux où Onéguine, ce solitaire inoccupé et rêveur, a passé naguère un hiver entier dans le voisinage de Tatiana ; ces lieux où il n’est plus maintenant, mais où il a laissé une trace douloureuse.
VI
Allons là-bas où, venu des collines couchées en demi-cercle, le ruisseau coule en serpentant vers la rivière, à travers la prairie verte et le bois de tilleuls. Là, le rossignol, amant du printemps, chante toute la nuit. L’églantine y fleurit, et l’on y entend le murmure des eaux. Plus loin, se voit une pierre funéraire sous l’ombre de deux pins blanchis de vieillesse. Là, une inscription dit aux passants : « Ci-gît Vladimir Lenski, mort trop tôt de la mort des âmes hardies, en telle année, à tel âge. Repose en paix, poëte adolescent. »
VII
Naguère le vent du matin balançait une couronne mystérieuse suspendue à la branche de pin inclinée sur l’humble monument ; naguère deux amies venaient là, le soir, et, assises aux rayons de la lune, elles pleuraient en se tenant embrassées. Et maintenant… le triste monument est oublié. L’herbe a poussé sur le sentier qu’on avait frayé à l’entour. Il n’y a plus de couronne à la branche. Seul, le berger, vieux et cassé, y chante comme autrefois en tissant sa pauvre chaussure.
VIII — IX
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X
Pauvre Lenski ! le chagrin d’Olga ne la fit pas pleurer longtemps. Hélas ! toute jeune fille est infidèle à sa douleur. Un autre sut attirer son attention et endormir sa souffrance par d’amoureuses flatteries. Ce fut un uhlan. Un uhlan fut choisi par son âme. Et déjà, elle se tient devant l’autel, la tête pudiquement baissée sous sa couronne, le feu du bonheur dans ses yeux qui ne se lèvent point et un léger sourire errant sur ses lèvres.
IX
Pauvre Lenski ! Dans son tombeau, enveloppé de la sourde éternité, s’est-il troublé à la fatale nouvelle de cette trahison ? Ou bien, penché sur le Léthé, somnolent et heureux de son insensibilité, le poëte n’est-il plus touché de rien, et le monde entier est-il muet et fermé devant lui ? Oui, l’oubli et l’indifférence nous attendent tous au delà du tombeau. La voix des ennemis, des amis, des amantes, cesse à l’instant même, et si nous pouvions entendre quelque chose, ce serait le chœur hargneux de nos héritiers qui se livrent à des querelles indécentes.
XII
La voix sonore d’Olga cessa bientôt aussi de retentir dans la famille des Larine. Le uhlan, esclave de son service, fut obligé de partir avec elle pour le régiment. La maman, disant adieu à sa fille, répandit des torrents de larmes et sembla cesser de vivre. Mais Tania ne put pas pleurer. Seulement son triste visage se couvrit d’une pâleur mortelle. Quand toute la famille se pressait sur le perron et autour de la voiture des jeunes époux pour leur adresser le dernier adieu, Tatiana vint aussi les reconduire.
XIII
Et longtemps, comme à travers un brouillard, son regard suivit leurs traces. La voilà seule, restée seule. Hélas ! sa compagne de tant d’années, sa jeune colombe, sa confidente chérie, est entraînée au loin par la destinée, et à jamais séparée d’elle. Elle erre sans but, comme une ombre ; elle va dans le jardin devenu désert ; nulle part et de nulle chose elle n’a de plaisir ; elle ne peut parvenir à répandre ses larmes scellées sous ses paupières, et son cœur est brisé.
XIV
Dans ce cruel isolement, sa passion se met à brûler avec plus de force, et son cœur lui parle plus haut de cet Onéguine absent. Elle ne le verra jamais ; elle doit haïr en lui l’assassin de son frère. Ce frère a péri, et déjà personne ne se souvient de lui ; sa fiancée s’est donnée à un autre, et la mémoire du poëte a passé comme une traînée de fumée sur le ciel bleu. Deux cœurs, peut-être, s’attristent encore à son souvenir… À quoi bon s’attrister ?