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XV

Le soir était venu. Les eaux semblaient couler plus lentement sous le ciel obscurci ; les hannetons bourdonnaient dans l’air ; les rondes des jeunes gens s’étaient déjà dispersées ; un feu de pêcheur fumait au delà de la rivière. Plongée dans ses rêveries, Tatiana marcha longtemps à travers les champs ouverts ; elle marcha, elle marcha, et tout à coup, du sommet d’une colline, elle aperçut devant elle une maison seigneuriale, un village, un petit bois, un vaste jardin sur les bords d’une limpide rivière. Elle regarde, et son cœur se met à battre plus vite et plus fort.

XVI

Des scrupules l’assaillissent : « Irai-je plus loin ou retournerai-je sur mes pas ? Il n’est pas ici ; on ne me connaît point. Je jetterai un regard sur cette maison et sur ce jardin. » Tatiana descend la colline. Regardant autour d’elle avec inquiétude, et la poitrine haletante, elle entre dans la cour déserte. Des chiens se précipitent à sa rencontre en aboyant. À ses cris d’effroi accourt bruyamment une troupe des jeunes dvoroviés[69] ; ils prennent la demoiselle sous leur protection et réussissent, non sans peine, à écarter les chiens.

XVII

« Peut-on voir la maison du barine[70] ? » demanda Tania. Les enfants partirent aussitôt pour aller chercher la femme de charge. Elle arriva bientôt, ses clefs à la main, et devant Tania s’ouvrirent les portes de la maison vide qu’Onéguine avait habitée naguère. Elle entre. Dans le salon, une queue oubliée gisait sur le billard ; une cravache traînait sur le sopha, qui semblait encore froissé. Tatiana s’avance plus loin, et la bonne femme qui la suit lui dit tout à coup : « Voici la cheminée ; c’est ici que le barine se tenait souvent seul. »

XVIII

« Ici, notre voisin, le défunt Lenski, a dîné souvent avec lui pendant un hiver. Prenez la peine d’entrer dans cette chambre, c’est le cabinet du barine. C’est ici qu’il dormait, qu’il prenait son café, qu’il recevait les rapports de l’intendant et qu’il lisait son livre chaque matin. Et le vieux barine a vécu également ici. Chaque dimanche, sous cette fenêtre, après avoir mis ses lunettes, il daignait jouer au douraki avec moi. Que Dieu donne le salut à son âme et le repos à ses os dans le tombeau, sous notre humide mère, la terre. »

XIX

Tatiana promène autour d’elle un regard attendri ; tout lui semble cher et précieux ; tout nourrit son triste cœur d’un plaisir mêlé de peine : tout, la table avec une lampe éteinte et le monceau de livres, et le lit recouvert d’un large tapis, et la vue, par la fenêtre, des ténébreuses clartés de la lune et la pâleur immobile du demi-jour qui remplit la chambre, et le portrait de lord Byron, et sur son socle la statuette en bronze au front soucieux sous le chapeau à cornes et aux bras croisés sur la poitrine.

XX

Tatiana reste longtemps, comme enchantée, dans cette cellule élégante. Mais il est tard ; un vent froid s’est élevé ; il fait sombre dans la vallée ; le bois endormi domine la rivière chargée de brouillard ; la lune s’est cachée derrière une colline, et, dès longtemps, la jeune pèlerine aurait dû retourner chez elle. Cachant son émotion, bien que non sans soupirer, Tatiana se remet en route ; mais elle a demandé la permission de visiter la maison solitaire pour y lire des livres toute seule.

XXI

La bonne Anicia reconduisit Tatiana jusqu’au delà des portes de la cour. Dès le surlendemain, de bonne heure, celle-ci était de retour, et, s’étant enfermée dans le cabinet silencieux, oubliant le reste du monde, elle y pleura longtemps. Puis elle prit les livres pour les examiner, et, sans les lire encore, en trouva le choix assez étrange. Tatiana finit par lire avec avidité, et tout un nouveau monde s’ouvrit devant elle.

XXII

Bien que nous sachions que, depuis longtemps, Onéguine se fût dégoûté de la lecture, toutefois il avait exclu plusieurs ouvrages de cet ostracisme : le chantre du Giaour et de Don Juan, et encore deux ou trois romans dans lesquels l’époque s’est réfléchie, et l’homme contemporain est assez exactement représenté, avec son âme immorale, égoïste et sèche, mais adonnée sans mesure à la rêverie, avec son esprit aigu et sceptique, qui bouillonne d’une vide et vaine activité.

XXIII

Beaucoup de pages gardaient la trace profonde des ongles, et les yeux de la jeune fille attentive s’y dirigent avec plus de curiosité. Tantôt avec effroi, tantôt avec étonnement, Tatiana reconnaît par quelles pensées, par quelles observations Onéguine avait été frappé, à quoi il acquiesçait en silence. Son âme se montre là dans une intimité involontaire, soit par un mot rapide, soit par une croix ou par un signe d’interrogation que le crayon a tracés en marge.

XXIV

Et, grâce à Dieu, ma Tatiana commence à comprendre celui pour lequel la tyrannie du destin l’a condamnée à soupirer. Cet homme bizarre, mélancolique et dangereux, cette création de l’enfer ou du ciel, cet ange ou ce démon orgueilleux, qu’est-il enfin ? Ne serait-ce qu’une imitation, qu’un fantôme plein de néant ? ou bien un Moscovite drapé du manteau de Harold ? un commentaire de manies venues de l’étranger ? un dictionnaire rempli de mots élégants ?… Ne serait-ce, après tout, qu’une parodie ?

XXV

Est-ce que Tatiana aurait déchiffré l’énigme, aurait trouvé le mot ? Cependant les heures s’écoulent ; elle oublie que dès longtemps elle est attendue à la maison, où deux voisins réunis à la famille tiennent une conversation dont elle est le sujet. « Que faire ? Tatiana n’est plus une enfant, dit en gémissant la bonne vieille ; il est grand temps de l’établir. Olga est plus jeune qu’elle ; mais elle n’entend point raison. À tout le monde elle dit sèchement la même chose : Je ne veux pas. Et puis elle est toujours triste ; elle erre seule dans les bois. »

XXVI

— « Ne serait-elle pas amoureuse ? — Mais de qui donc ? Bouyanof a fait une proposition ; refus. Ivan Petouchkof ; autre refus. Le hussard Piktine a passé quelques jours chez nous en visite. Comme il paraissait épris de Tania ! comme il faisait le galantin ! je me disais : Elle consentira peut-être. Ah bien, oui ! la fusée est partie par les deux bouts. » — « Alors, petite mère, pourquoi hésiter ? Allez à Moscou, à la foire aux fiancés. On dit qu’il y a là beaucoup de places vacantes. — Ah ! mon père, je n’ai pas assez d’argent pour ça. — Il y en aura bien assez pour un hiver. Sinon, je pourrais vous en prêter. »

XXVII

La bonne vieille goûta fort ce conseil sage et opportun. Elle fit ses calculs, et se décida sur-le-champ à partir pour Moscou ; dès l’hiver venu. Tatiana apprend cette nouvelle : Quoi ! offrir aux jugements malicieux du monde les marques évidentes de la simplicité provinciale, des toilettes surannées et des tournures de phrases surannées aussi ! Attirer les regards moqueurs des petits-maîtres et des Circés de Moscou ! Ô terreur ! non. Mieux vaut pour elle rester enfouie au fond des forêts.

XXVIII

Levée aux premiers rayons du jour, elle parcourt les champs, et, jetant autour d’elle un regard attendri : « Adieu, disait-elle, tranquille vallon, et vous, bois si connus, sommets si fréquentés des collines ; adieu, beauté d’un ciel pur ; adieu, riant pays ; j’échange une vie chère et tranquille pour le vain bruit du monde. Et toi, adieu, ma liberté. Où suis-je entraînée ? Que me tient en réserve mon destin ? »

XXIX

Ses promenades se prolongent plus que d’habitude ; elle s’arrête involontairement charmée, tantôt sur le bord d’un ruisseau, tantôt au pied d’une colline ; elle se hâte de faire ses dernières conversations avec les champs et les prairies. Mais, à la suite de l’été rapide, est déjà venu l’automne doré ; comme une victime qu’on pare magnifiquement, la nature résignée et froide se couvre de pourpre. Et voilà que le vent du nord chassant devant lui les nuages, pousse un long souffle, puis un hurlement, et voilà que le grand sorcier lui-même, que l’hiver s’avance.