XXX
Il est venu, il règne ; il se pend en franges aux branches des chênes ; il s’étend en tapis onduleux sur les champs, autour des collines ; il a égalisé sous le niveau d’une molle couverture les rivages et les rivières immobiles ; il a fait scintiller la glace. Tous sont charmés de ses facétieux sortilèges ; seul, le cœur de Tania n’en est pas satisfait. Elle ne va point comme d’habitude au-devant de l’hiver, pour respirer la poussière de la gelée, pour se laver la figure, les épaules et la poitrine avec la première neige prise sur le toit de l’étuve. Elle s’effraye du voyage dont la menace l’hiver.
XXXI
Le jour fixé pour le départ est dès longtemps passé. Voici qu’arrive le dernier terme. La lourde voiture à patins, vouée à l’oubli, est remise à la lumière, tapissée à neuf, raffermie partout. Trois kibitkas, nombre habituel de l’aboze[71], sont chargées d’ustensiles de ménage : casseroles, chaises, coffres, pots de confitures, lits de plume, matelas, cages à poules, pots et cuvettes, etc. Et voilà que dans l’isba des serviteurs s’élèvent déjà le bruit et les sanglots de l’adieu. On amène dans la cour dix-huit rosses ;
XXXII
On les attelle à la voiture seigneuriale ; les cuisiniers préparent le dernier déjeuner ; on empile de nouvelles montagnes sur les kibitkas ; les cochers et les femmes de ménage se querellent et s’injurient. Un postillon barbu sommeille, assis sur un misérable cheval maigre et velu. Tous les gens de cour se sont réunis près de la porte pour baiser la main aux maîtres. On a pris place enfin, et le respectable véhicule rampe en gémissant hors du mur d’enceinte. « Adieu, paisible asile, retraite solitaire ; vous reverrai-je jamais ? » Et un ruisseau de larmes coule des yeux de Tatiana.
XXXIII
Quand nous aurons élargi chez nous les frontières de la bienfaisante civilisation, avec le temps (d’après le calcul des tablettes philosophiques dans cinq siècles) nos chemins se changeront complètement. De tous côtés, des grandes routes, en coupant la Russie, la réuniront ; des ponts en fer feront, avec leurs arches, de larges enjambées par-dessus les rivières ; nous trancherons les montagnes, nous creuserons sous les eaux des voûtes hardies, et nous construirons à chaque relais une belle auberge.
XXXIV
Maintenant nos routes sont détestables ; les ponts oubliés tombent en ruine ; aux relais, les punaises et les puces ne laissent pas une minute de sommeil ; il n’y a point d’auberges. Dans une froide isba, un pompeux mais famélique prix courant est suspendu pour l’apparence, et irrite en vain votre appétit, pendant que les cyclopes de village, devant un feu languissant, raccommodent avec le marteau russe les légers produits de l’industrie européenne, tout en bénissant l’aubaine que leur donnent les ornières et les fondrières du sol paternel.
XXXV
Mais aussi, à l’époque de l’hiver glacial, le voyage est facile et commode. La route est unie et coulante comme un vers sans pensée, tel qu’on en voit dans les poésies à la mode. Nos automédons sont hardis ; nos troïkas[72] infatigables, et les poteaux des werstes, au grand amusement des regards inoccupés, glissent à la vue du voyageur comme les pieux d’une clôture. Par malheur, madame Larine, qui craignait la dépense, se traînait, non point avec des chevaux de poste, mais avec ses propres chevaux, et notre jeune fille put savourer jusqu’à la lie tout l’ennui du voyage. Il dura sept jours entiers.
XXXVI
Mais voici qu’on approche ; voici qu’apparaît à leurs yeux Moscou aux blanches pierres ; et les croix d’or des vieux dômes de ses églises reluisent comme du feu au soleil. Ô mes amis, que je me suis senti heureux, lorsque, pour la première fois, s’épanouit tout à coup devant moi l’amphithéâtre de ses temples, de ses clochers, de ses jardins et de ses palais ! Ô Moscou, combien de fois, dans mon triste exil, dans ma vie errante, j’ai pensé à toi ! Moscou… que de choses, comme les eaux qui affluent dans un bassin, se réunissent à ton nom dans un cœur russe ! Que de nobles échos il éveille !
XXXVII
Voici, entouré de ses bosquets, le château Pétrofski. Il est à la fois sombre et orgueilleux de sa récente gloire. C’est là que Napoléon, enivré du dernier bonheur que lui réservait la fortune, a vainement attendu Moscou agenouillée, présentant les clefs de son vieux Kremlin. Non, notre Moscou n’alla point lui tendre sa tête soumise ; ce n’est pas une fête, ce n’est pas un présent de bienvenue qu’elle préparait au héros impatient ; c’est un incendie. D’ici, plongé dans ses pensées, il considéra longtemps ces flammes terribles.
XXXVIII
Adieu, château, témoin de l’écroulement d’une gloire ! — En avant, cocher ! — Déjà blanchissent les piliers de la barrière ; déjà la voiture plonge et bondit dans les oukhâbis[73] de la Tverskaïa[74]. On voit défiler à la suite guérites de factionnaires, vieilles femmes, gamins, échopes, réverbères, palais, monastères, jardins, Tartares vendeurs de robes de chambre, petits traîneaux, potagers, gros marchands, huttes misérables, paysans déguenillés, boulevards, tours antiques, cosaques à cheval, pharmacies, magasins de mode, balcons, lions en pierre sur les portes, et troupes de corbeaux sur les croix.
XXXIX
Une heure et deux passent dans cette fatigante promenade, et voilà qu’enfin, dans une ruelle, près de l’église de Saint-Charitoine, la voiture s’arrête devant une maison. Là, demeure une vieille tante malade d’étisie depuis quatre années. Un Kalmouk à cheveux blancs, en caftan déchiré, tricotant un bas, ses lunettes sur le nez, ouvre à deux battants la porte du salon. Le cri plaintif de la princesse, étendue sur un divan, retentit jusqu’aux voyageuses. Les deux bonnes vieilles s’embrassèrent en pleurant, et les exclamations mutuelles se mirent à couler comme un torrent.
XL
« Princesse, mon ange !… — Pachette[75] !… — Alina !… — Qui l’aurait cru ?…— Il y a un siècle… — Est-ce pour longtemps ?…— Chère cousine !…— Assieds-toi donc… que c’est étrange ! Devant Dieu… une vraie scène de roman… — Et ceci c’est ma fille Tatiana… — Ah ! Tania, viens ici…. Vraiment je crois que je délire… Cousine, te souviens-tu de Grandisson ?… — Quel Grandisson ?… Ah oui, je m’en souviens ; où est-il ? — Ici, à Moscou ; il demeure paroisse de Saint-Siméon ; il est venu me voir la veille de Noël. Il n’y a pas longtemps qu’il a marié son fils. »
XLI
« Et l’autre, tu sais ? Mais nous en causerons plus tard. Nous montrerons dès demain Tania à tous ses parents. Malheureusement je n’ai plus la force de faire des visites ; à peine puis-je traîner les pieds. Mais vous aussi, vous devez être fatiguées de la route ; allons-nous reposer. Ouf ! je n’ai plus de forces ; je suis abattue… la poitrine… La joie, maintenant, m’est tout aussi lourde que le chagrin. Ah ! mon cœur, je ne suis plus bonne à rien…. Quelle vilaine chose que la vie quand on est vieux ! » À ces mots, et fatiguée de l’effort, une toux larmoyante la saisit.