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XLII

Les caresses amicales de la pauvre malade touchent le cœur de Tatiana ; mais, habituée à sa chambrette, elle se trouve mal à l’aise en ce nouveau séjour. Dans son nouveau lit, sous des rideaux de soie, elle ne peut dormir, et le son matinal des cloches, cet avertisseur des travaux du jour, lui fait quitter sa couche. Assise à la fenêtre, elle voit se dissiper l’obscurité ; mais elle ne reconnaît pas les champs de son pays ; elle aperçoit une cour inconnue, une écurie, une cuisine et une haute clôture.

XLIII

Voici qu’on mène chaque jour Tania à des dîners de famille, pour présenter à des grands-pères et des grand’mères sa préoccupation distraite. Un accueil bienveillant, le pain et le sel de l’hospitalité, des exclamations de surprise attendent partout ces parents arrivés de loin : « Comme Tania a grandi ! Y a-t-il donc longtemps que je t’ai tenue au baptême ! — Et moi, je te portais sur mes bras. — Et moi, je t’ai tiré les oreilles. — Moi je t’ai donné des gâteaux… » Et toutes les grand’mères reprennent en chœur : « Comme nos années s’envolent ! »

XLIV

Mais, dans ces grands parents, nul changement ne se remarque ; tout est resté à la vieille mode. La tante, princesse Héléna, porte le même bonnet de tulle ; Loukeria Lvovna met toujours du blanc ; et Lubov Pétrovna dit les mêmes mensonges. Ivan Pétrovitch est tout aussi bête ; Siméon Pétrovitch est tout aussi avare. Pélaguéïa Nicolavna le même ami, M. Finemouche, et le même carlin, et le même mari. Et celui-ci, membre toujours aussi exact du club anglais, est toujours aussi humble, aussi sourd, et mange et boit pour quatre, comme autrefois.

XLV

Leurs filles embrassent à l’envi Tania. Les jeunes grâces de Moscou la parcourent d’abord du regard des pieds à la tête ; la trouvent un peu étrange, provinciale, maniérée, un peu pâle et maigre, mais pourtant agréable. Puis, s’abandonnant à leur instinct, se font ses amies, l’emmènent dans leurs chambres, l’embrassent, lui serrent tendrement les mains, la mettent à la mode en lui relevant les boucles de ses cheveux, et finissent par lui confier, sous le sceau du secret, les mystères de leurs cœurs, mystères de jeunes filles,

XLVI

Leurs conquêtes, celles des autres, leurs espérances, leurs rêves, leurs espiègleries. Ces causeries innocentes coulent tout naturellement, légèrement teintées de médisance. Puis, en retour de ce babil, elles lui demandent avec force câlineries l’aveu de son secret. Mais Tania, comme à travers un rêve, écoute tous ces discours sans s’y intéresser, ne les comprend même pas, et garde dans un silence jaloux, sans en faire part à personne, son mystère à elle, ce trésor enfoui de bonheur et de larmes.

XLVII

Tatiana, dans les salons, s’efforce de prêter son attention aux conversations générales ; mais quelles niaiseries incohérentes et plates y occupent tout le monde ! Que tout y est pâle et insipide ! On y est ennuyeux même quand on calomnie. Dans la désolante sécheresse des questions, des caquets, des nouvelles, pendant des journées entières, même par hasard et sans intention, il ne jaillit pas une pensée. L’esprit, las de ce vide, n’a pas de quoi sourire ; le cœur n’a pas de quoi battre. On ne rencontre pas même une bêtise risible en tes cercles, monde nul et trivial !

XLVIII

La jeunesse des archives[76] contemple Tania du haut de sa roideur ; ils parlent d’elle entre eux avec peu de bienveillance. Seul, je ne sais quel benêt mélancolique la trouve idéale, et, appuyé contre la porte du salon où elle se trouve, lui prépare une longue élégie. Ailleurs, l’ayant rencontrée chez une tante ridicule, V. s’assit à ses côtés, et réussit pendant quelques minutes à captiver son attention. En le voyant auprès d’elle, un vieillard important, tout en redressant sa perruque, s’enquit du nom de Tatiana.

XLIX

Mais là où de la Melpomène froidement violente retentit le long hurlement ; où elle agite en vain son manteau constellé de similor devant la foule indifférente ; là où Thalie sommeille doucement au bruit d’applaudissements de complaisance ; là où la seule Terpsichore excite l’admiration des spectateurs ; là ne se dirigèrent point sur Tatiana, ni des loges ni des stalles, ni les lorgnettes jalouses des dames, ni les binocles des fins connaisseurs.

L

On la mène aussi à l’assemblée de la noblesse. Ici, la foule compacte, le bruit, la chaleur, l’éclat des lumières, le tonnerre de la musique, le tourbillon des couples entraînés, les galeries bigarrées de monde, le large hémicycle des filles à marier vêtues de leurs plus beaux atours, tout frappe à la fois tous les sens. Ici les élégants de Pétersbourg viennent étaler leur impertinence, leurs gilets et leurs lorgnons mensongèrement inattentifs. Ici les hussards en congé s’empressent de se montrer, de faire sonner leurs éperons, de briller, de plaire et de disparaître.

LI

La nuit a beaucoup de charmantes étoiles ; Moscou a beaucoup de charmantes beautés. Mais, plus brillante que toutes ses compagnes célestes, est la lune plongée dans l’éther d’azur. Celle que j’ose à peine troubler par le son de ma lyre, brille aussi sans rivale, comme la lune splendide, au milieu du chœur des femmes et des filles. Avec quelle fierté divine elle daigne à peine toucher la terre ! Que son regard est à la fois superbe et touchant ! Et quelle volupté !… Tais-toi, cesse ; assez de sacrifice à la folie[77].

LII

On court, on rit, on se salue, on se pousse ; le galop, la mazourke et la valse se succèdent. Cependant, entre deux de ses tantes, et sans que personne la remarque, se tient Tatiana. Elle regarde devant elle et ne voit rien ; elle étouffe ; tout lui semble haïssable, et sa pensée la remporte à sa campagne, à ses pauvres paysans, à ce coin de terre ignoré où coulent des ruisseaux limpides, à ses fleurs, à ses romans, aux ténèbres des grandes allées de tilleuls, là où il lui est apparu.

LIII

Sa pensée erre ainsi au loin, et le bal qui bruit autour d’elle est oublié. Mais depuis longtemps un général, homme d’importance, ne la quitte pas des yeux. Ses deux tantes se font un signe d’intelligence, et chacune d’elles, la poussant du coude, lui dit à l’oreille : « Regarde vite à gauche. — À gauche ? Pourquoi ? Qu’y a-t-il ? — N’importe ; regarde. Dans ce groupe, vois-tu, en avant, là où sont encore deux messieurs en uniforme, il s’est avancé, il s’est mis de côté. — Qui ? ce gros général ?

LIV

Mais ici, après avoir félicité notre Tatiana de sa nouvelle conquête, nous allons derechef nous détourner de notre voie pour revenir à celui que nous chantons. À propos, il faut que j’en dise deux paroles.

Je chante un mien ami, et quantité de ses extravagances. Ô toi, Muse de l’épopée, bénis mon long travail, et, me mettant un solide bâton à la main, empêche-moi de marcher de travers.

Assez. Ce fardeau est tombé de mes épaules. J’ai rendu honneur à la Muse classique. L’invocation est venue un peu tard, mais elle est venue.

CHAPITRE VIII.

I

En ce temps-là, lorsque, dans les jardins du lycée, je fleurissais insouciant, lorsque je lisais avidement Apulée et ne lisais point du tout Cicéron ; en ce temps-là, dans les vallons mystérieux, aux cris printaniers des cygnes, près des eaux silencieuses et étincelantes, la Muse m’apparut pour la première fois. Ma cellule d’étudiant en fut illuminée. La Muse y servit son premier festin : elle se mit à chanter les amusements de l’enfance, les gloires de notre histoire passée et les rêves encore vagues de mon cœur.

II

Le monde l’accueillit d’un sourire. Notre premier succès nous donna des ailes. Lui-même, le vieux Derjavine, nous remarqua, et au moment de descendre dans la tombe, nous laissa sa bénédiction[78]....................................................................................................................................................................