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III

Ne prenant pour loi que le seul caprice des passions, et ne rougissant point de partager les sentiments de la foule, j’amenais ma muse étourdie dans le tumulte des orgies nocturnes et des querelles insensées ; elle apportait ses dons venus du ciel dans les festins en démence ; elle s’agitait comme une bacchante et chantait pour les convives, la coupe à la main. Les jeunes hommes de ce temps-là lui faisaient une cour insolente, et moi, je me glorifiais avec mes amis de ma compagne échevelée.

IV

Mais j’eus bientôt assez de leur alliance ; je m’enfuis au loin, elle me suivit. Que de fois cette muse caressante ne m’aplanit-elle pas mon chemin solitaire par la magie d’un récit intérieur ! Que de fois, sur les rochers du Caucase, elle galopait avec moi, comme Lénore, aux rayons de la lune ! Que de fois, sur les rivages de la Tauride, elle m’a conduit, à travers l’obscurité nocturne, pour me faire écouter le bruit de la mer, le murmure incessant de la Néréide, ce chœur profond et éternel des flots immenses qui s’élève vers le père des mondes en hymne de glorification !

V

Puis, oubliant les fêtes et l’éclat de la capitale éloignée, elle visita en ma compagnie les humbles tentes des races errantes dans les déserts de la triste Moldavie. Parmi ces races, elle devint sauvage ; elle oublia la langue des dieux pour des idiomes pauvres et bizarres, pour les rudes chansons de la steppe dont elle s’était éprise. Soudain, tout change autour d’elle. La voilà au milieu de mon jardin, en demoiselle de province, une rêverie mélancolique dans les yeux, un livre français dans les mains.

VI

Et maintenant, je mène pour la première fois ma muse dans un raout du grand monde. Je contemple avec une timidité jalouse ses attraits de la steppe. Elle se glisse modestement à travers les rangs pressés des grands seigneurs, des militaires élégants, des diplomates, des dames de haut parage ; et de son coin, elle regarde étonnée l’apparition successive des invités devant la jeune maîtresse de maison, les bigarrures des costumes et des conversations, le cadre sombre des hommes qui entoure les dames comme une bordure de tableau.

VII

L’ordre immuable de ces assemblées oligarchiques, la froideur de l’orgueil assuré, tout ce mélange de rangs et d’âges, la frappent sans lui déplaire. Mais qui se tient là, dans cette foule choisie, silencieux et sauvage ? Il paraît étranger à tous, et les figures passent devant lui comme une file de fantômes insipides. Qu’y a-t-il sur son visage ? L’ennui ou l’orgueil déçu ? Pourquoi est-il ici ? Qui est-il enfin ? Serait-ce Onéguine ? C’est lui, en effet. Depuis quand le flot l’a-t-il apporté ?

VIII

Est-il toujours le même ? ou s’est-il calmé ? ou se donne-t-il toujours les airs d’un original ? Quel rôle va-t-il jouer maintenant devant nous ? Sera-t-il misanthrope, cosmopolite, patriote, quaker, dévot ? ou mettra-t-il quelque autre masque ? ou bien sera-t-il tout simplement un bon enfant, comme vous, comme moi, comme tout le monde ? Je le lui conseillerais, car il a déjà suffisamment mystifié le monde. Le connaissez-vous, lecteur ? — Oui et non.

IX

Vous ne le connaissez pas. Pourquoi donc parlez-vous de lui avec tant de malveillance ? Est-ce parce que vous avez la manie d’être juge et de prononcer un jugement ? Parce que l’imprudence des âmes ardentes paraît blessante ou ridicule à la vanité amoureuse d’elle-même ? Parce que l’esprit qui aime le large met les autres à l’étroit ? Parce que nous prenons trop souvent des paroles pour des actions ? Parce que la méchanceté n’est pas moins étourdie que méchante ? Parce que, pour les gens importants, les niaiseries seules sont importantes ? Parce qu’enfin la médiocrité seule nous vient à l’épaule et ne nous offusque pas[79] ?

X

Heureux celui qui a été jeune dans sa jeunesse ; qui a mûri au temps de la maturité ; qui a su résister au refroidissement progressif qu’apporte la vie ; qui ne s’est jamais abandonné à des rêves étranges ; qui n’a jamais fui la plèbe des salons ; qui, à vingt ans, était un élégant et un brave, et qui, à trente ans, avait fait un beau mariage ; qui, à cinquante, s’était délivré des dettes hypothécaires et autres ; qui, son tour venu, et sans se hâter, avait acquis argent, titres et gloire ; duquel on a dit toute sa vie : N. N. est un parfait galant homme.

XI

Oui, mais il est triste de penser que la jeunesse nous a été donnée en vain ; que, trompée à chaque pas, elle nous a trompés nous-mêmes ; que nos plus nobles désirs, que nos rêves les plus généreux, ont été corrompus aussi soudainement que les feuilles des arbres l’ont été au souffle de l’automne. Il est insupportable pour un homme de ne voir devant lui qu’une longue file de dîners ; de ne plus considérer la vie que comme une cérémonie à effectuer, et de marcher sur les traces de la foule disciplinée, sans partager avec elle ni aucune de ses opinions, ni aucune de ses passions.

XII

Quand on est devenu l’objet d’appréciations opposées et bruyantes, il est insupportable, pour un homme de cœur, convenez-en, de passer parmi les gens sensés pour un soi-disant original, un triste fou, ou même un monstre satanique, un démon. Mais c’est assez. Revenons à Onéguine. Après avoir tué en duel son ami, arrivé à l’âge de vingt-huit ans sans avoir rien fait, sans s’être rien proposé de faire, fatigué de son inactivité, n’ayant ni emploi, ni femme, il avait fini par ne plus savoir de quoi occuper ses instants.

XIII

Une sourde inquiétude, un désir constant de changer de place s’était emparé de lui. C’est une croix volontaire que s’imposent bien des gens. Il quitta son village, la solitude des champs et des bois où semblait, chaque jour, lui apparaître une ombre sanglante ; et il se mit à errer à travers le monde sans aucune pensée, mais toujours plein du même sentiment d’inquiétude. Les voyages aussi finirent par l’ennuyer comme tout le reste, et pareil à Tchatski[80], il tomba d’un vaisseau dans un bal.

XIV

Mais voici que la foule s’ébranle ; un murmure parcourt la salle ; une dame s’approchait de la maîtresse de la maison, suivie d’un général qui paraissait un personnage important. Elle n’était ni flatteuse, ni hautaine, ni bavarde. Point de regards provoquants pour tout le monde ; point de prétentions au succès ; point de grimaces ni d’airs affectés. Tout en elle était calme et simple. Elle semblait une image parfaite du « comme il faut. » Pardonne-moi, Pletnef[81], je ne sais comment traduire.

XV

Les jeunes dames s’efforçaient d’approcher d’elle, les vieilles lui souriaient amicalement. Les messieurs la saluaient plus profondément que toute autre, et tâchaient d’attirer un de ses regards. Les demoiselles passaient plus modestement devant elle, tandis que le général qui l’avait accompagnée levait plus haut que personne les épaules et le nez. Nul ne l’aurait nommée une beauté, mais aussi nul n’aurait trouvé en elle, de la tête aux pieds, rien de ce que, dans le grand monde de Londres, on nomme vulgar. C’est comme un fait exprès :

XVI

Voilà encore un autre mot que je ne puis traduire. Celui-ci est nouveau chez nous, et je ne crois pas que la signification qu’on lui donne y ait jamais cours. Si je faisais une épigramme… Mais revenons à la nouvelle arrivée. Belle de son charme insouciant, elle était assise à côté de la brillante Nina Voronskaïa, cette Cléopâtre de la Néva, et vous seriez convenus avec moi que, si éclatante qu’elle fût, Nina ne pouvait éclipser sa voisine par sa beauté de marbre.