XVII
« Est-ce possible ? pense Onéguine. Serait-ce elle ? Non. Mais pourtant.. Quoi ! de ce village perdu dans les steppes… » et il dirige incessamment son lorgnon curieux sur celle dont la vue a confusément rappelé des traits presque oubliés. « Dis-moi, prince, ne sais-tu pas qui est cette personne en béret rouge qui cause avec l’ambassadeur d’Espagne ? » Le prince regarde Onéguine avec un sourire : « Eh, eh ! l’on voit bien qu’il y a longtemps que tu es absent du monde. Attends, je vais te présenter. — Mais, qui donc est-elle ? — Ma femme. »
XVIII
« Tu es marié ? Je ne savais pas. Y a-t-il longtemps ? — Près de deux ans. — Avec qui ? — Avec mademoiselle Larine. — Tatiana ! — Tu la connais donc ? — Je suis son voisin de campagne. — Alors, viens. » Le prince s’approche de sa femme et lui présente son parent et ami. La princesse regarda Onéguine, et, fut-elle étonnée, troublée ? Rien de ce qui se passa dans son âme ne se trahit. Le son de sa voix resta le même ; son salut fut également affable et gracieux.
XIX
Parole d’honneur ! Non-seulement elle ne frémit pas, ne devint ni pâle ni rouge ; mais son sourcil même ne fit aucun mouvement, et sa lèvre ne se serra point. Avec quelque attention que l’observât Onéguine, il ne put trouver trace de la Tatiana d’autrefois. Il voulut entamer une causerie avec elle et n’en put venir à bout. Elle lui demanda s’il y avait longtemps qu’il était de retour, d’où il revenait, et si ce n’était pas de leur pays. Puis elle tourna vers son mari un regard fatigué, se glissa dehors, et laissa Onéguine stupéfait.
XX
Eh quoi ! c’est cette même Tatiana à laquelle (voyez les premiers chapitres de notre roman), dans une contrée perdue, il avait lu, dans un accès d’ardeur moralisante, un si beau sermon ! Cette Tatiana dont il garde une lettre où le cœur parle, où tout est abandon et confiance ! Cette petite fille, est-ce un rêve ? cette petite fille qu’il a méprisée dans son humble condition, est-ce bien elle qui vient de le traiter avec tant d’indifférence et de sans-gêne ?
XXI
Il quitte le raout étouffant et rentre pensif à la maison. Des rêves tristes et charmants troublent son sommeil tardif. Il se réveille ; on lui apporte une lettre : le prince N. a l’honneur de l’inviter à la soirée qu’il donne. « Ô grands dieux ! chez elle ! J’y serai, j’y serai. » Et aussitôt il griffonne une réponse polie. Qu’a-t-il ? Qu’est-ce qui a remué dans le fond de son âme paresseuse et froide ? Est-ce le dépit, la vanité, ou de nouveau le tyran de la jeunesse, l’amour ?
XXII
Onéguine compte encore les heures ; il ne peut encore attendre la fin de la journée. Mais dix heures sonnent. Il s’élance, il part ; le voilà devant le perron. Il entre en frissonnant chez la princesse, et, pendant quelques instants, ils se trouvent seuls assis face à face. Les paroles ne peuvent sortir des lèvres d’Onéguine. Farouche, maladroit, à peine lui répond-il. Sa tête est remplie d’une pensée obstinée, et il regarde obstinément. Quant à elle, elle reste assise, tranquille et libre.
XXIII
Le mari vient ; il interrompt ce pénible tête-à-tête. Il rappelle à Onéguine les amusements et les traits de jeunesse des années passées. Ils rient tous deux. Les visites arrivent. Voici que la conversation commence à s’épicer du sel mordant de la malignité mondaine. Un léger babil s’établit autour de la dame du logis ; dépourvu de sottes minauderies, il était maintes fois interrompu par une discussion sensée où l’on ne trouvait ni thèmes rebattus, ni prétendues vérités éternelles, ni pédantisme, où rien n’effrayait nulle oreille par une trop libre allure.
XXIV
Il y avait là pourtant la fine fleur de la capitale, et les grands seigneurs, et les modèles de la mode, et ces figures qu’on rencontre partout, ces sots inévitables. Il y avait là des dames avancées en âge, avec une physionomie méchante sous des bonnets de roses. Il y avait aussi quelques jeunes filles, visages qui ne sourient jamais. Il y avait aussi un ambassadeur parlant avec aplomb des affaires d’État, et un vieillard, aux cheveux blancs et parfumés, lequel plaisantait à la vieille mode avec une délicatesse excessive qui paraîtrait aujourd’hui ridicule.
XXV
Il y avait encore un monsieur, tout farci d’épigrammes et mécontent de tout : du thé que l’on offrait et qui était trop sucré, de la nullité des dames, des manières des hommes, du bruit que faisait un roman ténébreux, du chiffre[82] que l’on venait de donner à deux sœurs, des mensonges des journaux, de la guerre, de la neige et de sa femme.
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XXVI
Il y avait de plus ***, qui s’était fait une célébrité par la bassesse de son âme, et qui avait émoussé tes crayons dans tous les albums, ô Saint-Priest ! Un dictateur de bal se tenait appuyé contre la porte en figurine de mode, rouge comme un chérubin dans les palmes du dimanche des Rameaux, tiré à quatre épingles, immobile et muet ; tandis qu’un voyageur venu de loin, insolent, roide, empesé, excitait le sourire des invités par son maintien plein de suffisance, et un regard échangé en silence portait sur lui un jugement général.
XXVII
Mais Onéguine, pendant toute la soirée, ne fut occupé que de la seule Tatiana ; non pas de cette petite fille timide, simple, amoureuse ; mais de la hautaine princesse, de l’inabordable divinité des rives de la Neva. Ô hommes ! vous êtes tous semblables à notre grand’mère Ève : Ce qui vous est donné ne vous attire pas. Un serpent vous appelle à lui sans relâche à l’arbre mystérieux ; il faut qu’on vous donne le fruit défendu ; sinon, le paradis n’est plus le paradis.
XXVIII
Oh ! que Tatiana est changée ! comme elle est fermement entrée dans son rôle ! Comme elle a rapidement pris les allures du rang dominateur ! Quoi ! c’est de cette indifférente et fière reine des salons qu’il a fait battre le cœur ! C’est à lui que, dans le silence de la nuit, avant l’heure du sommeil, elle adressait ses pensées virginales ; c’est avec lui que, soulevant vers la lune ses regards émus, elle rêvait d’achever un jour le modeste chemin de sa vie !
XXIX
Tous les âges sont soumis à l’amour ; mais aux cœurs jeunes et purs ses agitations sont bienfaisantes comme aux champs les orages printaniers. Sous la pluie des passions, ils se rafraîchissent, se renouvellent, mûrissent, et la vie, ainsi fortifiée, donne une floraison splendide et des fruits exquis. Mais, dans l’âge tardif et qui ne peut plus germer, au déclin de nos années, tristes et mortes sont les traces de la passion. Ainsi les tempêtes du froid automne changent les prairies en marais et achèvent de dépouiller les bois.
XXX
Plus de doute, hélas ! Onéguine s’est épris de Tatiana comme un enfant. Il passe les nuits et les jours dans les perplexités d’une méditation amoureuse. Sans écouter les sévères remontrances de sa raison, il se fait conduire chaque jour au vestibule vitré de l’hôtel qu’elle habite ; il la poursuit comme son ombre ; il se tient pour heureux s’il peut lui jeter sur les épaules le duvet d’un boa, s’il effleure sa main, s’il relève son mouchoir, s’il écarte devant elle la foule bigarrée des laquais.
XXXI
Quoi qu’il fasse, mourût-il, elle ne le remarque point. Elle le reçoit librement à la maison, et si elle le rencontre dans le monde, elle lui adresse deux ou trois paroles ; quelquefois un simple salut ; quelquefois elle ne l’aperçoit pas même. Il n’y a pas en elle une goutte de coquetterie ; le très-grand monde n’en saurait admettre. Onéguine commence à pâlir. « Ou elle ne me voit pas, dit-il, ou elle n’a nulle pitié. » Onéguine maigrit ; il menace de devenir phthisique. Tous ses amis en chœur l’envoient aux médecins, et tous les médecins en chœur l’envoient prendre les eaux.