XXXII
Mais il ne part pas. Il aimerait mieux écrire à ses ancêtres de l’attendre là-haut. Cela ne touche point Tatiana ; le sexe est ainsi fait. Lui s’obstine, ne veut point quitter la partie ; il espère, il s’agite. Enfin, tout malade qu’il est, et plus hardi qu’un homme bien portant, il écrit d’un main faible à la princesse une lettre passionnée. Bien qu’il attribuât, et avec raison, peu d’influence aux lettres, cependant il paraît que la souffrance était devenue plus forte que lui. Voici sa lettre mot à mot :
« Je prévois tout : dévoiler ce triste secret sera vous offenser. Quel amer mépris exprimera votre fier regard ! Qu’est-ce que je veux ? Dans quelle intention vais-je vous ouvrir mon âme ? À quelle cruelle gaieté vais-je peut-être donner cours ?
« Quand je vous ai rencontrée par hasard, je ne sais où ; quand je crus remarquer en vous une étincelle de tendresse, je n’osai pas y croire. Je ne donnai point carrière à la douce habitude qui allait s’établir ; je ne voulus point perdre une liberté qui me pesait pourtant. Autre chose encore nous sépara : Lenski tomba, victime infortunée. Alors j’arrachai mon cœur à tout ce qui lui était cher. Étranger à tous, dégagé de tout lien, je crus que la liberté et le repos remplaceraient le bonheur. Grand Dieu ! combien je me suis trompé ! combien je suis puni !
« Non ; vous voir à chaque instant, vous suivre partout, saisir avec des regards amoureux le sourire de vos lèvres et chaque mouvement de vos yeux, vous écouter longtemps, pénétrer son âme de vos perfections, pâlir, s’éteindre, se mourir devant vous, voilà le bonheur.
« Et j’en suis privé ! je me traîne partout au hasard pour vous rencontrer ; chaque jour, chaque heure, m’est un précieux reste de vie, et je dissipe dans un ennui dévorant mes jours déjà comptés. Je le répète : ma vie est déjà mesurée ; mais, pour qu’elle se prolonge, je dois être assuré, chaque matin, que je vous verrai dans le cours de la journée.
« Je crains : dans mon humble supplication votre regard sévère pourrait découvrir les artifices d’une ruse misérable, et j’entends déjà votre reproche indigné. Si vous saviez combien il est affreux de brûler, d’être dévoré par la soif d’amour, et de dompter incessamment par la raison l’effervescence du sang ! de vouloir embrasser vos genoux, et répandre à vos pieds, en sanglotant, des aveux, des reproches, des prières, tout ce qui remplit l’âme ; et, au lieu de cela, d’armer sa parole et son regard d’une feinte froideur, de suivre un entretien tranquille, de vous regarder d’un œil réjoui !
« Mais c’en est fait ; je ne suis plus de force à lutter contre moi-même. Je me livre à vous, et je m’abandonne à ma destinée. »
XXXIII
Point de réponse. De lui, autre missive. À sa seconde, à sa troisième lettre, point de réponse. Il va à un bal. À peine est-il entré qu’elle se trouve à sa rencontre. Quelle mine sévère ! On ne le voit pas ; on ne lui adresse point la parole. Ouf ! comme la voilà maintenant tout enveloppée d’une glace de janvier ! Comme ses lèvres retiennent obstinément l’explosion de la colère ! En vain Onéguine dirige sur elle un regard pénétrant. Où est le trouble, la pitié ? où sont les marques des larmes ? Rien, rien. Sur ce visage, il n’y a que les traces de l’indignation.
XXXIV
Et peut-être aussi d’une peur secrète que le mari ou le monde n’ait deviné une faiblesse passée et passagère ; tout ce qu’Onéguine seul pouvait savoir…. Plus d’espérance. Il part, et, tout en maudissant sa folie, il s’y replonge, et de nouveau renonce au monde. Là, dans son cabinet silencieux, il dut se rappeler le temps où la cruelle Khandrâ l’avait poursuivi à travers le bruit de la vie, l’avait atteint, pris au collet et enfermé dans un réduit obscur.
XXXV
De nouveau il se mit à lire sans choix. Il lut Gibbon, Rousseau, Manzoni, Herder, Champfort, madame de Staël, Bichat, Tissot ; il lut le sceptique Bayle, il lut même les œuvres de Fontenelle, et aussi quelques-uns des nôtres, sans rien rejeter, ni almanachs, ni revues, ni journaux où l’on nous fait la leçon, où maintenant l’on me dit tant d’injures, où jadis je rencontrais tant de madrigaux : e sempre bene, messieurs.
XXXVI
Mais quoi ! ses yeux lisaient et ses pensées étaient loin. Des rêves, des désirs, des tristesses, se pressaient sourdement au fond de son âme. Entre les lignes imprimées, les yeux de son esprit lisaient d’autres lignes qui l’absorbaient tout entier. Ce que c’était, on le dirait difficilement. C’était, ou de mystérieuses traditions d’une obscure antiquité, des rêves incohérents, des menaces, des prédictions, des bruits vagues ; ou bien les vives et folles inventions d’un conte d’enfant, ou bien des lettres de jeune fille.
XXXVII
Et peu à peu il tombe dans une somnolence de sentiments et de pensées, tandis que l’imagination jette devant lui les cartes bigarrées de son pharaon. Tantôt il voit sur la neige fondante un adolescent étendu immobile comme un voyageur endormi, et il entend les mots : « Eh bien, quoi ! il est tué. » Tantôt il voit des ennemis oubliés, des calomniateurs, des poltrons méchants, et l’essaim des jeunes traîtresses, et le cercle des camarades indignes. Tantôt c’est une maison de village, et à la fenêtre est assise elle, toujours elle.
XXXVIII
Il s’habitua si bien à se perdre dans ces rêveries qu’il en devint presque fou, ou poëte, ce qui eût été bien drôle à voir. En effet, par je ne sais quelle force magnétique, mon élève à tête dure fut sur le point de saisir le mécanisme de la versification russe. Il ressemblait vraiment à un poëte, lorsque, assis seul au coin de la cheminée, il chantonnait benedetta ou idol mio, et laissait tomber au feu sa pantoufle ou son journal.
XXXIX
Les jours s’écoulaient rapidement. Dans l’air réchauffé, déjà l’hiver se dissolvait. Et il ne se fit pas poëte, ne mourut pas, ne devint pas fou. Le printemps le ranime ; il quitte pour la première fois, par une tiède matinée, son appartement clos où il avait hiverné comme une marmotte, ses doubles croisées, sa cheminée et ses chenets. Il vole en traîneau le long de la Néva. Le soleil se joue sur les blocs bleuâtres de la glace qu’on en a tirée. Dans les rues, la neige, battue et rebattue, se fond en boueuses flaques d’eau. Où, à travers cette neige, se dirige Onéguine ?
XL
Vous l’avez deviné. En effet, cet original incorrigible est arrivé chez elle, chez Tatiana. Il s’avance, semblable à un mort. Pas âme qui vive dans l’antichambre. Il entre dans le salon, plus loin… personne. Il ouvre encore une porte. Que voit-il ? Quelle vision le frappe si violemment ? La princesse est devant lui, seule, pâle, assise, vêtue négligemment, lisant une lettre, et versant des larmes silencieuses, la joue appuyée sur sa main.
XLI
Oh ! qui n’aurait pas lu, dans ces rapides instants, ses souffrances muettes ? Qui n’aurait reconnu dans la princesse la Tania, la pauvre Tania d’autrefois ? Dans l’angoisse d’un regret insensé, Onéguine tombe à ses pieds. Elle frissonne et se tait. Elle le regarde sans surprise, sans colère. L’œil éteint d’Onéguine, son air suppliant, son reproche muet, elle a tout compris. La simple jeune fille, avec le cœur et les rêves d’autrefois, revit en elle.
XLII
Elle ne le relève pas, et, sans le quitter des yeux, elle ne retire pas sa main inanimée aux lèvres avides qui la pressent. À quoi rêve-t-elle ? Un long silence se passe ; puis elle lui dit doucement : « C’est assez, levez-vous. Je dois m’expliquer avec vous franchement. Onéguine, vous rappelez-vous l’heure où le destin nous a mis face à face dans l’allée de notre jardin ? Vous rappelez-vous avec quelle humilité j’écoutai votre leçon ? C’est à présent mon tour.