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On s’engage sur une sorte de jetée… Je reprends lentement conscience… C’est le grand qui tient mes épaules, le vieux s’étant chargé de mes cannes… Derrière, le gros arrive avec un morceau de fer énorme… Enfin une ombre s’éloigne en direction de la guinde. C’est le nabot qui va se faire sécher les loilpés…

J’ai essayé, ça a échoué… On ne peut gagner à tous coups. Il fallait bien que ça m’arrive un jour ou l’autre, non ? L’essentiel c’est d’avoir eu ce sursaut… Maintenant, d’accord, je suis bon pour le salut final…

On me dépose sur le ciment froid. On m’attache le morceau de ferraille aux nougats… Puis le gorille et le grand me soulèvent à nouveau… Ils impriment à mon corps un mouvement de balancier, comptant entre leurs dents :

— Uno, dos, tres

Et voilà le turbin : lâchez les amarres ! Les femmes et les mouflets d’abord !

Je pique un valdingue dans le néant. Ça dure d’une façon démesurée, comme quoi il n’était pas si gland que ça, le père Einstein !

La relativité du temps, je peux vous en parler !

Enfin j’amerris… Chose étrange, je sens la mollesse de l’eau avant d’en éprouver le mouillé. Puis je coule à pic dans du noir…

Je tente de ruer, de me dégager, je tire de-ci, de-là… Je tends mes muscles : rien à faire… J’y ai droit… Je retiens ma respiration mais pas longtemps… Alors j’aspire et c’est l’explosion dans tout mon être, une hideuse mort, un engloutissement terrible dans l’eau dont je ne perçois ni le goût ni le froid…

Je tire encore sur mes liens, mes gestes sont mous… J’ai la certitude que tout est fini… Et tout à coup, je cesse d’étouffer, je ne sens plus l’asphyxie, ou plutôt elle me guérit brusquement de tous les maux…

Ma vie se met à repasser au triple galop dans ma mémoire, minutieuse, détaillée, somptueuse… Je revois Félicie, je revois mon premier cerceau, les filles que j’ai grimpées… Je revois les flics, mes potes, le Vieux, Pinuche… Les autres… Je revois des truands que j’ai mis en l’air… Drôle de fin, les aminches !

Puis c’est tout à coup comme si une pierre d’une tonne était déposée sur moi. Oui, cela ressemble à un écrasement monstrueux… Je perds conscience…

CHAPITRE XXI

Je ne sais pas à quoi ressemble le paradis, ni l’enfer, mais dans l’idée que mes pairs ont cherché à m’en donner, ils n’ont jamais mentionné la présence d’automobile dans l’au-delà…

C’est pourquoi je suis un tantinet surpris de me réveiller dans une confortable Mercedes Benz.

D’autre part, on m’a appris également qu’une fois le Rubicon franchi on était imperméable à la souffrance physique…

Or, je souffre drôlement. Un soufflet de forge — celui de ma respiration — attise dans ma poitrine un feu terrible qui me consume. J’ai mal un peu partout et des nausées me secouent. Je fais un effort pour évacuer un trop-plein turbulent et je crache impudemment sur la somptueuse banquette de cuir jaune un fameux paquet de flotte.

D’un coup, ça gaze mieux. Je me dis que je dois être vivant ou bien qu’alors l’au-delà est tellement bien organisé qu’on y est mieux qu’à l’étage du dessous !

Puis tout se rétablit, c’est-à-dire que mon corps se remet à fonctionner d’une façon à peu près normale. Pas d’erreur, je suis bien vivant… Alors ? Qu’est-ce que tout ça veut dire ?

Je cherche à canaliser mes forces et mes esprits dispersés.

Je suis dans une Mercedes… C’est idiot d’être à demi dans les vapes et d’identifier du premier coup la marque de la bagnole qui vous trimbale. À côté de moi, un type conduit, qui n’est pas Bérurier…

Nous bombons (glaçons caramels) à fond sur une autoroute obscure… À gauche, la mer s’étale miroitante, non plus noire comme dans le port, mais d’un gris bleu épatant… Moi, je claque des ratiches parce que je suis plus mouillé qu’un pot-au-feu. J’essaie de voir le gars qui se trouve à mes côtés. Cela n’est pas difficile, car il porte une casquette marine à longue visière et il a relevé le col de sa veste, à cause de la fraîcheur sans doute…

Qui est cet homme ? Certainement pas un des foies-blancs d’Espago qui m’ont filé à la flotte…

Tout en grelottant et en surmontant mes nausées, je serre les meules… Je voudrais parler mais ça m’est impossible…

Alors mieux vaut attendre la suite des événements… Les phares arrachent de la nuit des lauriers roses…

Je lis sur une plaque « Casteldefels »… La bagnole vire à gauche, quittant l’autoroute pour s’engager dans un chemin sablonneux conduisant à la mer.

Les pneus patinent dans les ornières… Un nuage de sable fin flotte autour de l’auto… Enfin, après avoir filé un coup de seconde directe, le conducteur arrache son véhicule et poursuit à travers des boqueteaux de pins…

Au-delà des pins s’étale une plage immense sous la lune. Nous allons lentement, au ras de la plage, sur l’espèce de piste aménagée… Des constructions défilent… Le conducteur braque soudain à droite et d’un seul coup, sans manœuvrer, en champion du volant, il franchit un portail qui a juste la largeur de la voiture…

Nous nous trouvons dans une espèce de patio dallé au fond duquel glougloute un maigre jet d’eau… Le mystérieux bonhomme arrête son tréteau pile devant un court perron. Il descend, va ouvrir la lourde, revient à la voiture, ouvre ma portière et me tire à lui. Il sent bon comme une gonzesse de luxe.

D’une main ferme il me traîne au bord du véhicule, il passe son autre bras sous mon aisselle et tire… Je me sens de plus en plus flasque. Le gars n’essaie même pas de me cloquer sur mes fumerons. Il me hisse contre soi, se baisse et d’un mouvement puissant, mais plein d’aisance, me charge sur ses épaules… Il n’est pas manchot, le frangin… Oh pardon ! Pour se charger quatre-vingt-dix kilos sur le râble, il ne faut pas avoir été élevé au jus de chique, je peux vous l’annoncer, étant autorisé par mon conseil d’administration.

D’un pas sûr, il gravit les trois marches, pousse en grand le vantail d’un coup de genou et entre dans l’hacienda…

Il fait quelques pas dans une grande pièce mal éclairée par la lune, s’approche d’un vaste divan un peu moins grand que le carrefour Saint-Augustin et m’y jette dessus d’un coup d’épaule.

Il respire profondément et, s’étant approché d’un large lampadaire, il l’actionne.

Le nez dans du moelleux, je suffoque à nouveau… Toujours aussi raplapla, le gars San-Antonio. Une vraie lavasse…

Alors le type va ouvrir un placard mural et cramponne une bouteille. Il revient à moi. Pas besoin d’aller chercher un ciseau à froid pour m’ouvrir la bouche. L’instinct commande comme chez les nourrissons. J’ouvre le bec et un filet d’alcool se met à ruisseler dans mon petit intérieur. Fameux, je vous avertis ! Du bourbon qui ne vient pas de chez Dubois-Durand… Ça me court-circuite les centres nerveux. J’avale avec difficulté cette bonne marchandise.

Je sens que le feu qui me rongeait est tué par cet autre feu. Le mal par le mal ; on m’avait toujours affirmé que c’était le traitement de choc idéal… J’ai un mouvement de la bouche pour gober encore.

Bon zig, mon sauveur me recloque le goulotuche de la boutanche dans la bouche et j’aspire un grand coup cet élixir de bonne vie et mœurs…

Que c’est chouette de vivre et de se sentir dorloter. La chaleur grimpe maintenant dans mon cerveau, l’enveloppant délicatement. Tout s’apaise, tout s’embellit… Je suis infiniment heureux et nanti de toutes les perfections possibles…