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— Servez-vous…

Je ne me fais pas prier… Nous tortorons en silence, sans presque nous regarder, chacun faisant pensée à part.

Enfin il achève sa dernière bouchée et la pousse avec un demi-glass de vin rouge.

— Nous en sommes au point suivant, dit-il. Je suis un ancien « criminel de guerre », pour employer votre jargon de l’armistice. Plus de dix ans ont passé depuis que l’Allemagne s’est écroulée. On peut considérer qu’il y a prescription. Je viens de sauver la vie à un important fonctionnaire français… Je suis capable de faire des révélations qui intéresseraient vos supérieurs… Et… j’ai envie de travailler… Bref, autant d’éléments qui nous mènent tout droit à une entente cordiale, tous les deux, ne pensez-vous pas ?

— En ce qui me concerne, ma reconnaissance vous est acquise…

— Alors je compte sur vous pour plaider ma cause auprès des autorités compétentes…

— Je vais faire le nécessaire… Pour commencer, dites-moi, Luebig, vous n’auriez pas un fer à repasser ? J’aimerais bien sécher mes vêtements.

— Que comptez-vous faire, partir maintenant ?

— Oui…

— Vous n’y pensez pas ! Il est plus de trois heures, c’est-à-dire l’heure où les Espagnols se couchent. Tout sera fermé, vous ne pourrez rien faire… Et puis vous avez besoin de repos, regardez-vous dans une glace, on dirait que vous allez tomber…

Est-ce la persuasion ? Toujours est-il que je me sens en effet ratiboisé pile. Les cannes en coton, comme si je venais de gagner les quinze cents mètres devant Mimoun.

— Vous n’avez pas tort, admets-je, seulement je voudrais passer un coup de tube à l’Arycasa où m’attend mon compagnon… Est-ce possible ?

— Très simple…

Il fait pirouetter la cave à liqueurs roulante, découvrant un appareil téléphonique blanc.

— Allez-y, je crois que c’est le 22-07-81.

— Ça vous ennuerait de me le demander, je ne parle pas espagnol.

— Vous, un commissaire ? s’étonne-t-il.

Ça le cloue.

— Je ne connais qu’une langue vivante, c’est l’argot de Belleville. Pendant que vous y serez, demandez à la réception qu’on vous passe M. Bérurier…

— Entendu…

Il baratine la postière et attend.

— Quelques minutes seulement d’attente, fait-il, comme si on avait un vase terrible de ne pas poireauter plus. Il allume une cigarette, tire quelques bouffées à la paresseuse et s’écrie : « Oye ! » Puis le voilà parti dans la jactance façon Cervantes améliorée marquis de Cuevas.

Enfin il raccroche. Un étrange sourire crispe sa lèvre inférieure.

— Votre subordonné a été arrêté par la police espagnole, dit-il.

J’en suis asphyxié à la vapeur de nouille.

— Quoi ? croassé-je comme un corbeau sourd.

— Il serait mêlé à l’affaire du meurtre… d’après l’estimation de la même police espagnole.

Je réfléchis. Évidemment, quand les larbins ont découvert le cadavre, ça a été le paveton dans la mare. Il y a eu aussitôt la méchante enquête interrogatoire du personnel et tout le cheese ! Le gominé que j’ai questionné et le petit groom se seront allongés. Ils auront dit que Bérurier suivait la femme occupant la chambre du cadavre… Alors les carabiniers ont cueilli le mec Béru à son retour. Dérouillé comme il était, il n’inspirait guère confiance… D’autre part, il n’avait plus de papelards sur soi… En outre, le Gros sachant que j’étais sur la brèche n’a pas mouffeté afin de me laisser le champ libre.

J’éclate de rire.

Y a de quoi. J’ai idée qu’il s’en rappellera, Béru, de son séjour en España. Il n’est pas près d’y revenir, au pays de la castagnette, mon pote !

Sans compter qu’après sa noye à la cave du Barrio et sa tabassée maison, il a remis le couvert aussi sec chez les pébroques d’ici ! De quoi se tordre…

Je gamberge un instant.

— Dites voir, Luebig, je peux téléphoner en France ?

— Pourquoi pas ?…

Alors, après une courte hésitation, je lui fais demander le numéro du Vieux. L’instant n’est plus aux feintes coulées. Il faut y aller carrément et vite. Car, dans le fond, je suis ici pour accomplir une mission ; et cette mission consiste à buter l’homme qui m’a sauvé la vie. Depuis Corneille, on n’avait pas fait mieux dans le cornélien !

Trois plombes du mat, ça me paraît un peu chançard tout de même pour trouver un zig à son burlingue ! Je veux que le Vieux ne décramponne pas souvent, néanmoins je ne l’espère pas beaucoup… J’ai tort car sa voix sèche grommelle un bref « Allô » dans la passoire d’ébonite (comme disent les auteurs de romans policiers).

— San-Antonio.

— Ah !

Il y a de tout dans son « Ah ! » Du triomphe, du soulagement, de l’interrogation…

— Où en êtes-vous ?

Combien de fois m’aura-t-il posé cette question au cours de ma saloperie de carrière…

— Au terminus, chef, je me trouve en compagnie de Luebig… Ce dernier vient de me sauver la vie et…

Devant l’intéressé je lui raconte tout en reprenant au départ. C’est la première fois que je téléphone en présence du gars que je suis chargé de démolir… Luebig attend en buvant et rêvassant… Il est discret et ses mains ne bronchent pas.

— Vous faites le nécessaire pour qu’on libère Bérurier ? je demande…

— Immédiatement, promet-il, ne vous occupez pas de ça…

— O.K.… Alors que dois-je faire ?

— Dites à Luebig que je le rencontrerai quand il voudra… Vous pouvez le ramener à Paris s’il le désire…

Je fais signe à Luebig d’empoigner l’écouteur. Il le fait avec une certaine satisfaction.

— Je m’excuse, boss, dis-je, je n’ai pas entendu votre dernière phrase…

Le boss répète et je vois un éclair de satisfaction trembler dans le regard de Luebig. Doucement il pose l’écouteur de complément et retourne s’asseoir.

— Et pour les autres, patron, ceux du poste clandé ?

— Ne vous en occupez pas…

— O.K.

— Vous regagnez l’Arycasa ?

— Non, je préfère me remettre de mes émotions chez Luebig. Si je retournais au palace j’aurais l’air du mouton à cinq pattes qui revient chez sa mère…

— C’est pour Bérurier…

— Nous nous retrouverons demain.

— Comme vous voudrez… À bientôt, San-Antonio… Et bravo !

— Merci, boss…

Je raccroche.

— Je trouve la vie crevante, dis-je à Luebig. Il y a de ces renversements de situations sensationnels !

Il hausse les épaules en souriant.

— Venez vous coucher, j’ai une petite chambre d’ami…

Je le regarde.

— Ce qui est une façon de parler, conclut-il, car je n’ai pas d’amis…

* * *

Je plonge dans le sommeil comme on s’élance sur la pente torturée d’un toboggan. Dès que je sombre dans le vague une affreuse sensation de péril m’envahit. Je crois toujours que je coule à pic et j’ai mal par tout le corps… Je sue abondamment.

Je ne suis pas près d’oublier cette séance… C’est à vous dégoûter à tout jamais de ce boulot. Dire qu’il y a de braves mecs d’épiciers qui se lèvent à cinq heures du mat pour aller acheter des balles de légumes aux Halles et qui les vendent dans le courant de la journée en lisant mes exploits entre deux clients…

Passer sa vie à fabriquer du fait divers, c’est une gageure…

Le temps passe… Un silence profond règne dans la carrée. J’entends la respiration régulière de Luebig dans la pièce voisine. Quand je raconterai cette histoire du gibier sauvant la mise au chasseur, j’en ferai marrer plus d’un !