Je médite un instant, puis murmure :
— Ne pensez-vous pas, monsieur Meredith, que vos fonctions intestinales s’accomplissent spontanément à la suite d’une émotion ? Ainsi, tout à l’heure, lorsque je vous ai remis la fusée, vous eûtes un sursaut libératoire qui nous valut la joie de vous entendre déféquer.
— Il est de fait, répond l’oblitéré du conduit culier.
— On serait donc amené à penser qu’une existence riche en péripéties émotionnelles assurerait un parfait fonctionnement de votre appareil digestif ?
— Probablement, convient le malheureux milliardaire, mais l’émotion est une chose fortuite que je ne puis donc provoquer.
— Vous, non. Mais envisageons qu’une personne ingénieuse, faisant partie de votre entourage, combine des sources d’émotion assez répétées ? Vous iriez à la selle de façon régulière, ce qui entraînerait une bienheureuse accoutumance.
Fredd réfléchit.
— Valable, dit-il. Resterait à trouver l’organisateur d’émotions.
Je lui souris.
— Monsieur Meredith, qui vous dit que je ne suis pas cet homme ?
Je surprends, dans le rétroviseur, un sombre regard de l’infirmière. Un regard vénéneux comme une morsure de serpent minute.
En voilà une qui tient à son fromage et qui commence à trouver que j’arpente ses plates-bandes. Je lui vote mon sourire le plus séduisant, celui qui m’a valu la médaille d’or au Festival d’emballage de La Garenne-Colombes. Elle se retient d’y répondre par une grimace et détourne ses prunelles acérées, comme un mousquetaire remet son épée au fourreau en voyant survenir les gardes du Cardinal.
Haine à suivre !
C’est un vrai château tourangeau, avec des tours aux angles, un toit d’ardoises, des fenêtres à meneaux, un perron à double révolution de 1789, l’eau, le gaz, l’électricité, le téléphone et la télévision.
Il se dresse au milieu d’un parc de cèdres importés du Liban, et en telle quantité qu’il n’en reste pratiquement plus que sur le drapeau national, là-bas.
Nous avons tout d’abord franchi une grille imposante dont le mécanisme est actionné par un déclencheur à ondes broutmiches. Puis remonté une route asphaltée jusqu’à une enceinte (sur le point d’accoucher) en pierres de taille où une deuxième grille nous a été ouverte par un grand vieux Noir en tenue de maître d’hôtel, complétée par un holster bien garni.
Ensuite ç’a été le fossé dont l’eau a été remplacée par de l’acide sulfurique. Un pont-levis s’est abaissé jusqu’à nous. Et vite s’est redressé après notre passage.
Nous descendîmes devant le perron. Pénétrâmes dans le château qui, pratiquement, s’élève sur une île puisqu’il est entouré d’acide. Et dès lors, tout redevint normal. L’intérieur étant de grande classe, avec des meubles de haute époque, des tapisseries, des cheminées, des dalles médiévales et des portraits de la famille de Castel Arrousse-Cailler qui fit bâtir la masure, depuis celui du Connestable de Logarithme, compagnon de saint Louis (qu’on appelait le Louis Neuf parce qu’il était propre comme un sou) jusqu’à celui de Jules Arrousse-Aumiches, dernier rameau de la branche qui se retrouva en taule après une faillite frauduleuse. Tout ça…
— Vous êtes ici chez vous, m’assure Meredith.
Et il dit à son infirmière :
— Miss Alexandra, voulez-vous installer notre ami dans la tour des Guises, je vous prie ? Et veillez à ce qu’il ne manque de rien, n’est-ce pas ? En ce qui me concerne, je monte dans la salle des trains.
Il me fait de la main un geste de bref au revoir, comme s’il passait la peau de chamois sur un pare-brise : un geste circulaire et concentrique, enduit de détergent.
La séparation est provisoire.
L’un des gardes du corps empare ma valise. Alexandra marche devant moi, ce qui me permet d’admirer son corps géométrique, sa démarche de grenadier mécanique et sa nuque de bûcheron des Vosges. On enquille un couloir voûté, on grimpe un escadrin d’une volée de marches en bois vert et poum, nous voici dans la tour, facilement reconnaissable au fait qu’elle est ronde. Une complète obscurité y règne.
— Je vais donner la lumière, promet la duègne.
Elle tâtonne à la recherche d’un commutateur. Et mézigue-pâteux s’immobilise, bras ballants, dans les pénombres. Qu’alors un brusque malaise m’empare, tonnerre de Zeus. C’est d’une rapidité et d’une intensité folles. Juste me vient une amorce de pensée. Je commence à me dire « Mais je fais une hémorragie cérébrale ». Et je me sens basculer dans le néant. Me voici à l’horizontale, je tournoie de plus en plus en m’enfonçant dans des profondeurs inimaginables. Me semble percevoir une musique céleste. Des anges en ailes de soirées, dorées, se grattent le trou du luth. Des vapeurs ténues volutent tout autour de moi. Suis-je mort ou en train de mourir ? A moins que je ne fasse un rêve ? Mais on ne rêve qu’en dormant et je ne dormais pas…
Je n’ai pas pris de L.S.D. non plus. Y en avait dans les pâtes de midi à la place du parmesan, tu crois ?
Je tombe, tombe, tombe, tournant sur moi-même de plus en plus vite, comme une hélice emballée. C’est intersidéral comme sensation. La super-hyper cuite. Ou assimilé. Parfois, tu te réveilles d’une anesthésie totale après une intervention. T’éprouves ce vertigo forcené. T’entends les anges, tu débats dans de la fumaga paradisiaque. Je me demande pourquoi, les évocations célestes, y a jamais de gonzesses, si tu as remarqué ? Le bonheur dans l’au-delà ; on te suce pas, werboten ! Le cul est hors extase. La harpe, ça oui. Les nébuleuses, des enchantements d’arc-en-ciel. Mais le zizi dans le frifri : macache ! Inconnu dans les bataillons du ciel. Tu désincarnes dans les paradis. Tu n’as pas l’air de conserver ta foutue enveloppe charnelle qu’aux enfers. Nécessairement, puisqu’on te brûle. L’âme, c’est pas combustible ; t’as jamais vu cramer l’esprit, si ?
Et moi je sombre dans le tréfonds des tréfonds insondables. Je vais plus bas que la terre, au sous-sol du cosmos et comme il est infini, tu parles d’une randonnée, mon frère ! C’est pas joyce.
A force de m’engouffrer dans les abîmes du néant je finis par sentir que ma rotation ralentit. Lui succède bientôt une impression ascensionnelle. Allons bon, v’là que je repars pour les surfaces du réel, crever la pellicule de la quatrième dimension. Chassez le surnaturel, il s’en va au galop !
— Tu montes, chéri ?
Je monte.
Les anges s’anéantissent. Je garde mes bras en ogive au-dessus de ma tronche, kif un plongeur, pour aérodynamiquer ma remontée, parvenir plus vite à destination.
Et tout soudain, exactement comme lorsqu’on jaillit des plongées sous-marines, je retrouve la lumière, les bruits, les vérités premières.
La tour. Eclairée maintenant, preuve que la mère Alexandra a déniché le commutateur.
Je veux abaisser mes bras, mais c’est impossible, ils sont tendus vers le plafond. Je regarde : des bracelets de fer emprisonnent mes poignets et me maintiennent en position difficile, face à un mur de pierres salpêtreuses.
Je m’efforce de regarder derrière moi, aperçois ma valise, abandonnée sur le sol avec, épars, le fourbi qu’elle contenait. La porte de bois est refermée. Cloutée, bardée de pentures rébarbatives ; elle est l’unique issue. Dis : il est chouette l’appartement promis par le vieux milliardaire. Quel accueil princier !
Un picotement caractéristique à la base de mon crâne m’informe sur la nature de mon vertige : le gorille qui me suivait m’a filé une manchette japonaise.
Pas la première, ni la dernière hélas. Dans notre job de héros de roman d’action, si on n’a pas le crâne en acier, on est voué à des carrières éphémères. On joue les inutilités, l’espace d’un paragraphe. Tu clamses sans qu’on se rappelle ton nom. On le dit même pas, bien souvent. Tu es juste un frimant anonyme. L’un des gus mis en l’air au cours d’une échauffourée.