La loupiote du plafonnier s’éclaire à l’ouverture de la porte. J’ai déjà en main les revers d’un veston et mon crâne percute la bouille d’un type. Cela parce que je n’ai pas pu stopper mon élan. Mais tandis que je perçois le choc déplaisant de cet impact, je sais qu’il est inutile. En une poussière de seconde, j’ai eu le temps de piger. Je recule. Je murmure « Et merde » dans le français le plus pur. L’occupant de notre bagnole n’est autre que le gros Martin Fisher. On lui a vidé le contenu d’un pistolet-mitrailleur dans le poitrail et il est plein de sang. D’ailleurs, du raisin, y en a partout à l’intérieur de la bagnole, garnie de tissu scintillant dans les tons crème et argent, pour couronner le tout ! Ce sang est presque sec. O ironie, le chapeau neuf du chef de la police gît sur le plancher, cabossé comme une boîte de petits pois vide ayant servi de ballon de foot lors d’une récréation d’école primaire de banlieue. Fisher a ses seize mentons sur la poitrine. Son œuf d’autruche paraît plus blafard que d’ordinaire. T’annoncer qu’il est ultra-mort relèverait du pléonasme, et quand on possède ma richesse de vocabulaire on n’en commet pas, sinon volontairement, pour renforcer une idée maîtresse.
Je m’ébroue en silence et referme la porte, histoire de supprimer la lumière. Un regard d’homme traqué autour de moi. Rien ! Tout est calme. On entend le grondement de l’autoroute, pas très éloigné d’ici, et puis la voix rauque de cette chanteuse noire en provenance du Grill.
« Cher San-Antonio, me dis-je familièrement, te voici plongé dans l’un des plus formidables bains de merde de ta carrière. »
Et tu sais que je ne mens pas ? Car enfin, avoir enlevé la fifille d’un milliardaire et héberger dans sa bagnole le cadavre d’un chef de police constituent deux entraves notoires à la quiétude bourgeoise d’un individu.
Bon, attends : ne pas s’affoler. Réfléchir.
J’essaie, mais mes pensées patinent un brin sous ma coiffe, ce qui est normal, vu les circonstances. Il faudrait procéder à une étude de la situation. Martin restait dans les parages, à nous surveiller. D’autres gens qui nous surveillent également lui ont fait la peau après l’avoir contraint de pénétrer dans ma chignole. Pourquoi ? Se débarrasser de lui ou de moi ? Ou encore des deux ? Sont-ils toujours dans les parages, ces gredins ? A la réflexion, je pense que non. Des meurtriers ne s’éternisent jamais sur les lieux de leurs exploits. Logiquement, je n’aurais pas dû revenir en pleine nuit à ma voiture, et par conséquent, le cadavre se trouvant bien en vue, il aurait attiré l’attention d’un client matinal du motel. Ceux qui ont refroidi le gros sac estiment donc que leur forfait va me foutre dans la merdanche aux aurores et comptent sur ce tas de viande froide pour causer l’interruption momentanée de mes exploits.
Le raisonnement te paraît correct, ou bien trouves-tu que je déraille ?
Je respire à deux ou trois reprises. Allez, au labeur ! Me voilà qui rouvre la portière, file un coup de poing dans le plafonnier afin d’en pulvériser l’ampoule, et puis, m’arc-boutant, je fais basculer la carcasse du pachyderme sur la banquette, de manière à ce que son buste, au moins, n’émerge plus. J’ai la présence d’esprit de palper ses fringues. Il porte un holster garni d’un onze virgule quelque chose dont il n’a pas eu l’opportunité de se servir et qui m’apporte quelque réconfort. Je glisse ce onze dans ma fouille et il devient onze de France, merci mon petit Jésus.
Après quoi je claque la portière et m’en retourne au bungalow.
Abigail achève sa toilette nocturne. Drôle de fille. Bien foutue, mais très bizarre, à la fois exaltée et farouche.
Elle me sourit.
— Vous l’avez trouvée, chéri ?
Puis son regard s’exorbite. Elle me visionne avec effroi ? Je me mate dans la grande place du lavamoche. Je suis couvert de sang. J’en ai sur les mains, les bras, la poitrine, mon pantalon.
— Qu’est-il arrivé ? bredouille cette amoureuse hurlante.
Je lui raconte. Il me semble lire de l’incrédulité dans ses prunelles affolées.
— Vous ne me croyez pas, Abigail ? Vous pensez que j’ai buté ce type ? En ce cas, venez le voir, il commence à raidir et le sang est coagulé. On l’a repassé il y a une bonne demi-heure, tandis que nous faisions divinement l’amour…
Cette déclaration la revigore et ses soupçons s’anéantissent.
— Il faut, il faut vous nettoyer, dit-elle.
Je reste un instant sans répondre.
— Pas tout de suite, dis-je, auparavant, il va falloir que je libère la voiture de ce passager. Je me demande comment je vais pouvoir m’en débarrasser… Enfin, je verrai bien.
— Alors, vous repartez ?
— Si je n’évacue pas ce bonhomme, nous sommes flambés.
— Je vais avec vous.
— Pas question, ce n’est pas de l’ouvrage de dame.
— Je vous accompagne, dit-elle catégoriquement en enfilant un jean et un T-shirt.
Nous roulons sans parler. Quand on véhicule une cargaison comme celle qui se trouve à l’arrière de la Chevrolet, la conversation se fait languissante fatalement.
J’ai pris une route à faible circulation, et je pilote à petite allure, regardant désespérément dans la lumière des phares, en quête d’inspiration.
Je me dis qu’après tout, point n’est besoin d’une planque magique. Je n’ai pas la possibilité de coltiner ce pachyderme de trois cents et quelques livres en des points escarpés. Ce qu’il faut, c’est seulement le virer de ma bagnole. Ensuite, nous n’aurons plus que quelques heures pour essayer de nous arracher à ce bourbier. Fini les prélassages, les roucoulades et autres enculades fantasques à l’ombre des motels en fleurs.
Apercevant un chemin de terre, je l’emprunte délibérément. Il mène à une construction de fortes dimensions qui tient du hangar de ferme et de l’entrepôt d’usine. A mesure que j’en approche, je crois déceler, à des signes sans équivoque (ça c’est exprimé, merde), que cette bâtisse est abandonnée. Et je pige que oui, car un panneau grand comme la façade sud de la gare du Nord annonce que là sera construit un ensemble faramineux, plein de tennis, piscines, aires de jeux, cinoches, grands magasins et tutti frutti (ou chianti, si t’as soif). Déjà, d’immenses engins fouisseurs se profilent à l’horizon. Je roule jusqu’au hangar dont le délabrement ne réjouit que les araignées (et encore, celles du soir seulement). Une porte béante. J’entre dans la construction où s’obstinent, ténues, des senteurs agricoles. Mes phares mettent en fuite une horde de rats. Je coupe les gaz et vais délourder. Le plus terrible de l’opé reste à faire : extraire le gros Martin, énorme et raide, de la bagnole. C’est pas de la sucrette, espère ! On a beau dire, les kilos de plume sont moins lourds que les kilos de plomb, et les kilos de mort que les kilos de vivant. Charogne, il me donne de la viande à retordre, ce monstrueux. Tu parles d’un cachalot. Je m’en tire grâce à une corde que je lui noue aux chevilles afin de pouvoir haler en utilisant toutes mes forces vives. Ho hisse ! Il finit par s’arracher, le vilain monstre. Sur mon effort, je le traînasse au fond de la bâtisse. Cela fait, je flanque sur sa carcasse grabouilleuse toutes les saloperies subsistant en ces lieux : vieilles planches, bidons, reste de paille, sacs vides et la suite.
Mon espoir est qu’on ne le dégauchira pas avant une paire de jours. C’est le délai que m’avait pratiquement fixé ce pauvre gus, et je le conserve comme objectif.
Ma vilaine besogne achevée, je reviens à la bagnole. La môme Abigail y était demeurée sur mon ordre et elle écoute de la musique au poste. L’émission est médiocre, à cause du hangar qui en perturbe la réception. Je reprends ma place au volant, sans articuler une syllabe. Rapide manœuvre à l’intérieur du hangar pour repartir. Mais au moment où je vais franchir le seuil, une silhouette se dresse dans la nuit. Celle d’un type en uniforme. Un vigile de chantier sans doute. Il tient une violente torche électrique d’une main, une arquebuse au canon large comme un couloir de métro de l’autre et braque l’ensemble sur la Chevrolet en hurlant « stooooop ! ». Une paire de bergers allemands l’encadrent, qui dégagent des ratiches comme nul illustrateur n’en dessina jamais au loup du petit chaperon rouge.