— Vous permettez, ma chérie ?
Je cueille le machin-chose. Y a bon fricotin : elle est lourdasse, la serviette. Deux millions de dollars, en coupures de mille, représentent deux mille coupures. Et c’est du papier assez compact, le faf à dollar, pas du tout comme nos french’biftons torche-culs, si légers que lorsque tu recomptes une liasse tu le crois dans les vouatères de la gare de Lyon.
Abigail considère la serviette noire d’un regard mélanco.
— Elle vous rappelle des souvenirs ? je lui murmure.
Pour toute réponse, elle me vote un haussement d’épaules vaguement désemparé. Pourtant, les gonzesses n’ont pas le culte du souvenir lorsqu’elles attaquent un nouvel amour. Leur faculté d’oubli total est même assez terrifiante, j’ai cru remarquer.
Je vais pour refermer le coffre lorsque j’avise autre chose, tout au fond du logement blindé. J’allonge la main, ramène un paquet de paperasses liées par de gros élastiques. Ces derniers sont usés et n’élastiquent plus. Il s’agit de lettres manuscrites et d’un petit album de photos.
J’en cueille une, celle du dessus. Ecriture de femme, encre bleue sur papier bleu. « Jimmy, mon aimé, mon roi, ne m’appelle pas « ma » vie, mais appelle-moi « mon » âme, car la vie est si courte et l’âme est immortelle…
— C’est de vous ? questionné-je.
Miss Abigail Meredith opine.
Pudiquement, je remets la bafouille avec les autres. Mais ne puis m’empêchouiller d’ouvrir l’albuminus. Des clichés « d’eux ». C’est vrai qu’il portait des baffies, sur la fin, Fratelli. Moins épaisses que les miennes actuellement. Et il avait un regard fou d’amour pour contempler la môme Meredith. Un regard de loup en rut. Ce qu’il devait griffer le matelas, cézigue. J’imagine son chibraque latin, sec et nerveux comme la baguette de Toscanini. Sur ces images voilées par le temps, Abigail est sans doute plus jolie qu’à présent, parce que plus fraîche, mais bien moins belle. L’épreuve lui a conféré une espèce de noble maturité qui la rend émouvante. Et aussi plus désirable. Elle était mieux en formes à l’époque de sa grande passion. Bien roulée, quoi. Maintenant, elle a perdu en rondeurs, mais gagné en grâce discrètement surannée. Bref, je la préfère telle que le temps me la livre, frémissante de petites rides, avec un cœur en berne et des sens explosifs.
— Pardonnez-moi, fais-je en lui présentant le paquet.
— A quoi bon les prendre, dit-elle… Laissez-les ici.
Docile, et pas mécontent, je replace lettres et photos dans le coffre. En les refusant, elle renie le passé. C’est implicitement un hommage qu’elle me rend, tu ne trouves pas, ou bien je me fais mousser le pied de veau ?
Mais au moment où je m’apprête à reclaquer la porte, elle sursaute.
— Non ! Je préfère les détruire moi-même. Il est stupide de laisser subsister cela, vous ne pensez pas ?
— Vous avez sans doute raison.
Elle écarte les pans de sa veste de cuir et loge les reliques de son passé amoureux sous son bras gauche. L’employé se la radine presto, tout frétilleur. Petit cérémonial de clôture. Je fourre un dollar dans sa main. Il nous souhaite une bonne journée.
Ce que je lui promis de réaliser.
Seulement une journée se compose de vingt-quatre heures et il nous en restait encore une bonne quinzaine à franchir pour atteindre le lendemain.
Hélas.
XIV
QUI NE PORTE PAS BONHEUR
Je ne sais pas s’il t’est arrivé de coltiner deux millions de dollars à bout de bras. Moi, tu me connais, je ne suis pas un forcené du fric. Les montagnes d’or ne m’ont jamais impressionné et je leur ai toujours préféré celles qui sont « coiffées de neige », comme il est dit dans les guides touristiques ; pourtant, cette valoche si bien lestée me procure un étrange sentiment de puissance. Ne puis m’empêcher de penser qu’avec son contenu il me serait possible d’acheter beaucoup de choses et de gens.
On est là, tous les deux, dans la cité tentaculaire, Abigail et moi, comme Charlot et sa petite bouquetière partant vers leur destin, la main dans la main. Deux millions de dollars. Soit près d’un milliard d’anciens francs à l’heure où je mets sous presse.
On déambule donc dans Nouille Ork, sans trop savoir où qu’on se dirige. Nous voici dans la 42e rue, si bruyante, qui pue, et qui est jonchée de détritus, bordée de buildings fatigués, avec des bornes d’incendie, des cops en chemise bleue dont la ceinture ressemble à un mât de cocagne tant y a de fourbi accroché tout autour. Et que voici un flic à cheval, merde, cet anachronisme chromatique et fluvial, non ? Et puis des crieurs de journaux. Et des pubs lumineuses, même en plein jour. Gigantesque, tout est gigantesque. Sauf les rues. Et il y a des agences de théâtre, et puis les théâtres, et des hôtels avec des portiers noirs aux uniformes qui craquent aux épaules. Et puis des gobelets de carton à la traîne sur le pavé. Et partout des sirènes, des sirènes : de police, d’ambulances, de pompiers. La vie infernale et calamiteuse oblige. De belles noires aux culs en forme de console et aux cheveux défrisés passent en dandinant et en sentant fort la gonzesse et le parfum à trois dollars la bonbonne. Des sexe’s shops vendent de honteuses pouilleries de bazar qui ont trait à la queue et qui donnent envie de pleurer, et puis surtout de gambader dans une prairie aux herbes hautes. Voilà que je me mets à penser fort à l’Europe, à maman, à Marie-Marie avec ses livres de classe réunis par un élastique. A des coins de bistrot, dans Paris, où l’on vend des hot-dogs, des vrais, c’est-à-dire des hot-dogs français ! Et puis j’aime les odeurs d’ici. Et les gens ne sont pas de véritables gens. Y a du martien dans leur allure. Ils arrivent de nulle part, ne vont nulle part, ne pensent à rien. P’t’être sont-ils immortels, p’t’être surtout qu’ils n’existent pas. On les aura inventés dans un cauchemar. Un con qui a bu trop de bière. O temps, suspends ton vol, et vous, heures… Dis, tu crois que le mec qui a écrit ça et qui débarque chez saint Pierre est logé à la même enseigne que celui qui n’aura fait que péter le long de son existence ? Ce serait cruel, non ?
On va. Ce qui nous caractérise, les deux, c’est notre économie de paroles. On se cause un minimum, comme si les mots ne nous apportaient rien, comme s’ils nous étaient dangereux et qu’il faille les manipuler avec un soin extrême.
Tout en arquant, je gamberge à ce que je pourrais bien goupiller en faveur de nous. Moi, traqué, elle, recherchée aussi, mais pour regagner une geôle pis sans doute que celle qui m’attendrait.
Alors quoi ? Le Canada ? Pas loin. Mais une frontière, faut la franchir. Y a besoin de paperasses. Je ne peux plus me permettre. Me ferais alpaguer. Je dois néanmoins m’arracher. M’arracher coûte que — tu sais quoi ? — coûte que coûte. Je me suis sorti d’auberges plus mal famées.
J’achète un baveux. Le Nouille Ork Time. En page 68 on signale la mort du chef de police de Noblood-City, l’homme qui était parvenu à juguler totalement le crime dans son bled. Sa carcasse retrouvée dans un entrepôt désaffecté de la périphérie de Washington, criblée de balles. Un veilleur de noye a défouraillé sur une bagnole à bord de laquelle se trouvait un couple suspecté d’avoir amené le cadavre. En vingt lignes l’affaire est liquidée. Ici, on est blasé. Y a que le baise-ball pour faire encore vibrer. Même les expéditions sur la lune ça faisait chier tout le monde, alors ils ont stoppé, c’était pas payant, les mecs râlaient que ces retransmissions lunaires mordaient sur leurs feuilletons téloches : l’Homme au bras d’or et autres sornettes. Je file l’énorme baveux dans une poubelle dégueulante de rebuts. Je peux pourtant pas nous installer dans une caisse et nous expédier à Montréal par la poste. On risquerait encore d’avoir maille à machin avec les douaniers.