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Et puis, le hasard. T’as entendu causer ? C’est vrai qu’à toi, il t’arrive jamais rien, tu ne peux pas comprendre…

Et puis le hasard, répété-je, me met face à face avec la solution du problème.

Il s’agit d’un panneau placé dans la vitrine d’une agence de voyages. Il invite le touriste débarqué à New York à visiter les chutes du Niagara, avec excursion jusqu’à Toronto. Quarante-huit plombes de voyage en car pullmann climatisé, panoramique et tout. Un vrai velours. Dorme dans un motel réputé et puis en plus ceci, cela et encore des trucs. C’est la toute petite ligne au bas du panneau qui me titille la pensarde : aucune pièce d’identité exigée pour ce voyage collectif. Inscription à l’agence. Départ quotidien.

J’entre, m’enquiers. Tu vas voir à quel point les Dieux sont avec moi : le départ d’aujourd’hui va avoir lieu dans deux plombes depuis la gare routière. Je fais l’emplette de deux biftons comme quoi, par ce beau temps, les chutes du Niagara, on voudrait pas rater cette superbe occase de les admirer, non plus que Toronto.

La demoiselle de l’agence est choucarde tout plein dans un uniforme jaune à parements bleus. Bien blonde. Un blond pas vrai, mais qui en jette. Son maquillage a été exécuté entièrement au pinceau. Elle me refile une flopée de dépliants sur les chutes et le Canada, tout ça. Et en plus, un sac d’avion publicitaire, d’un joli vert épinard.

La gare routière n’est qu’à une dizaine de rues d’ici. On s’offre des lunettes de soleil, Abigail et moi, aux verres larges comme des roues de vélo, pourvues d’une monture de faux bois du plus gracieux effet. Avec ça sur la bouille, tu ressembles plus à un martien qu’à un moulin à vent. En tout cas, tu fais éminemment touriste et je n’en demande pas plus.

La gare routière occupe tout un bloc de quartier et je te promets que c’est un sacré fourbi. Des rampes de ciment qui montent, descendent, se superposent ; des halls immenses, brouhahateux, empestant les vapeurs d’essence et l’huile chaude. D’immenses bus bleus et blancs pilotés par des gonziers biscoteux aux mâchoires promises à la jugulaire, qui se côtoient, s’entrecroisent, manquent à tout instant de se télescoper. Ça fiche le tournis et la migraine (de courge) un machouillin pareil.

L’aire d’accueil est entourée de guichets où une foule cosmopolingue fait la bite. Ça marche par lettres analphabétasses, selon la ville, tu piges ? Comme pour les dictionnaires en plusieurs volumes. Va un groupe de guichets spécialement réservés aux excursions, eux sont catalogués d’après le blaze des compagnies. Alors bon, je me rends à celui qui marne pour la nôtre. Je me sens inquiet. Nous sommes dans un lieu surveillé, où l’on guette les malfrats en fuite. J’ai prévenu Abigail que nous devions nous séparer. On garde le contact de loin, si je puis dire, et je voudrais bien savoir qui m’en empêcherait, merde, on est encore en démocratie, non ?

Je vais faire enregistrer nos bifs. Un mec mal rasé, à lunettes cerclées d’or, calvitié et vicieux, qui pue de la gueule à cent mètres, me dit, entre deux bouffées d’oignon mal digéré, qu’on sera prévenu par haut-parleur.

En attendant, je me rends dans la salle d’attente, un endroit déprimant, qui chlingue le réfectoire d’usine polonaise. Y a de la bouffe pas bouffée un peu partout : à l’intérieur d’appareils distributeurs, sur les banquettes, par terre, dans les corbeilles à ordures. Le gaspillage est la honte du monde occidental. Il crèvera par son trop-plein. Y a pas de raison qu’on flanque à la poubelle des assiettes à demi pleines et que des mômes, par le monde, ressemblent à des momies. C’est vachement fruste, ce que j’énonce là, je sais, d’une banalité de sous-concierge. Seulement c’est archi-vrai, tu comprends ? Tant tellement, et si péremptoirement vrai que ça n’est plus durable. Plus tolérable ; plus toléré.

Et je gamberge à ce problème si simple à solutionner si on avait un peu, un tout petit peu de cœur, manière de masquer mon angoisse grandissante. Elle me siffle aux portugaises, l’angoisse. J’examine le monde alentour, les allées-venues. M’attendant à voir débouler la garde sur mes endosses. A être capturé presto par des gugus experts en la matière. Je me cacherais bien derrière un journal, mais je me sens pas capable d’attendre les événements derrière du papier déployé. Abigail se trouve à trois banquettes de moi. Elle s’efforce de ne pas croiser mon regard, ou bien, quand la chose se produit, de garder l’air indifférent ; mais c’est duraille à imiter. D’autant que je l’ai court-jutée pour de bon, la pauvre fille. Et je pense à sa façon de bramer pendant l’amour. Comme si la chose lui était intolérable. Comme si on lui pratiquait d’atroces sévices au lieu de la bouillave langoureuse. Chacune ses manières. T’as des silencieuses aussi, c’est presque pire dans un autre sens. Des qui paraissent attendre, yeux mi-clos, sans broncher, que tu te sois débarrassé de ton problème. J’en ai connu. Me demandant si elles trouvaient du plaisir à me servir de partenaire.

Une immense pendule murale, dotée d’une aiguille rouge pour les secondes, rythme mon inquiétude. La ronde des heures…

Je reste accoudé à la grosse serviette bourrée de flouze. Un coussin de deux millions de verdâtres, c’est pas ordinaire, t’es d’ac ? Le plus curieux, c’est que pas une seconde, depuis que je trimbale ce magot, je n’ai éprouvé l’envie d’ouvrir la serviette pour vérifier son contenu. Tu ne vois pas qu’elle soit pleine de journaux, ou de vieilles factures, ou de godemichets télescopiques ?

Ou bien de caramels durs, ou de chancres mous, ou de bandages herniaires. Voire d’annuaires du téléphone.

Le haut-causeur graillonne à tout moment et une voix plus nasillarde qu’un chaudron annonce les départs, en précisant le quai d’embarquement.

Au bout d’une plombe d’attente, il signale que la virouze pour les chutes du Niagara et Toronto va bientôt décarrer du quai 5. Je me lève ainsi qu’Abigail et un couple qui se tient par le petit doigt, comme quoi il est en voyage de noces, ça se comprend comme si c’était rédigé en caractères géants.

Des ventilos géants font de leur mieux pour absorber les gaz d’échappement, mais il n’empêche que ça fouette salement sur le terre-plein de départ. On y voit trouble. Les moteurs dégagent une chaleur lourde et nauséeuse. Je suis surpris de me trouver en présence d’un mini-bus. Faut croire qu’il y a pas lulure de pèlerins pour aller mater le Niagara. Les gens, de nos jours, sont blasés. Plus grand-chose les intéresse : juste la boustifaille et les parties de cul, point à la ligne !

Effectivement, nous ne sommes que sept personnes à faire le voyage, chauffeur compris.

Nous nous installons dans le fond du véhicule, toujours en feignant de ne pas nous connaître. Abigail se place devant moi, de la sorte, je pourrai lui parler en loucedé sans attirer l’attention. Les amoureux choisissent la première banquette, un pasteur et sa rombière viennent s’asseoir près de mézigue. Et le bus s’arrache en souplesse. Il défile dans les rues de Nouille Ork, à proximité de l’Hudson qu’on finit par traverser sur un pont métallique. Voici la banlieue, avec une population noire de plus en plus dense. On roule peinardos au début, mais une fois franchies les agglomérations, le bus accélère.

Fourbu, je m’endors, bercé par le mouvement souple du véhicule. Je fais un rêve biscornu, qu’à quoi bon te le raconter, ce serait tirer à la ligne et je ne mange pas de ce pain-là. Ce songe s’achève toujours est-il de la façon suivante : je suis devenu aveugle et me trouve largué au beau milieu de la circulation grouillante. Des bagnoles me frôlent. Certaines freinent à mort pour ne pas m’écrabouiller. C’est assez effrayant, ce tohu-bohu. Mais voilà qu’une main me prend le bras et me guide vers le salut. Alors, bon, je me réveille. Il y a bel et bien une main sur mon bras, celle d’Abigail. Je ne pige pas son air inquiet, à la chérie. Non plus que son imprudence de venir délibérément à moi alors que nous étions convenus de ne pas nous connaître.