— Qu’est-ce qui se passe ? je demande.
— Nous venons de traverser Bethlehem, répond-elle.
Moi, mon premier mouvement, c’est de regarder par la vitre si j’aperçois un paysage biblique, mais non, c’est toujours les States, avec des stations d’essence et une flopée de chignoles grandes comme ça, des panneaux publicitaires en pagaille, des gens de couleur, des appareils distributeurs de n’importe quoi.
Il me revient alors qu’il existe un Bethlehem aux Etats-Zunis, comme il existe des Paris, des Manchester, des Napoli, ces cons.
— Et alors ? fais-je.
— Bethlehem se trouve au sud de New York, dit ma compagne !
— Vous en êtes certaine ?
— Et comment. Nous devrions rouler vers le Nord-Ouest.
— Il y a peut-être eu une déviation ?
— On ne dévie pas une route à ce point. Supposez qu’en France, quelqu’un habitant Lyon prenne la direction de Marseille pour se rendre à Paris !
— On se serait trompé de bus ?
— Il faut croire.
Je réfléchis, un peu maussade sur les bords. Tu parles d’une écharde, Toto !
— Bon, je vais interviewer le chauffeur.
Là-dessus, je me lève et remonte l’allée centrale du petit bus, ce qui ne constitue pas une partie de footinge démesurée.
Le gorille-driver est en bras de chemise. Il a des poils blonds qui frisent serrés comme des poils de derche.
— Dites, l’ami, je lui interpelle, il va où, ce bus ?
L’homme continue de mater sa route. Il jette un œil dans le rétroviseur, se racle la gargane et finit par répondre sans se presser :
— Noblood-City.
Un qui reste ultra-baba, c’est ton pote Sana, l’homme qui remplace l’huile d’olive, le beurre, la margarine et le saindoux !
Noblood-City ! Dis, y a pas de quoi se l’extraire du kangourou pour se la faire dorer à la feuille ?
— Bon Dieu, dis-je, il y a maldonne, nous allions à Toronto via le Niagara. J’ai dû me tromper de quai, non ?
— Je ne pense pas, rétorque le conducteur.
— Comment, vous ne pensez pas ?
— Allez vous asseoir et me faites plus chier, me dit aimablement cet homme de bien.
Il continue de piloter imperturbablement.
— Vous allez nous débarquer à la prochaine agglomération, signifié-je d’une voix sans aménité, comme on disait jadis.
— Mon cul ! répond le chauffeur.
Alors là, je biche la rogne Grand Siècle.
— Ton cul, il ne pourra plus te servir à t’asseoir, si tu continues à me parler sur ce ton, gros moche !
Là-dessus, quelqu’un me tapote l’épaule. Je me retourne. Le couple d’amoureux se tient derrière moi, l’homme et la femme sont munis d’un calibre qui guérirait le hoquet d’un marteau-piqueur.
— Retournez à votre place, San-Antonio ! me dit l’homme.
La fille, d’un geste expert, m’a déjà soulagé du feu que je trimbale pieusement en souvenir du regretté Martin Fisher.
Dans le fond du bus, le pasteur tient Abigail en respect, non pas avec sa croix pectorale, mais au moyen d’un très joli pistolet au canon nickelé. Quant à sa révérende, elle a engourdi la serviette et la dorlote sur ses genoux.
O.K., tout est bien. La vie est belle.
On a été eus dans les grandes largeurs.
Je fais mine de repartir à ma place, mais je feinte brutalement et me précipite sur la lourde avec l’espoir fallacieux de sauter du bus en marche.
Malédiction : elle est bloquée. Le chauffeur éclate de rire. En représailles, l’amoureux (entre guillemets) me file un coup de saton dans les sœurs Karamazov.
J’ai tenté d’esquiver, mais insuffisamment hélas, et voilà que je m’obstine à vouloir dégueuler (c’est le cas d’y dire) ma langue.
XV
COMME LOUIS
Moi, franchement, j’admire le travail bien fait. Et donc je ne puis me défendre d’une vive admiration pour cet enlèvement de première. Comment qu’on a été manœuvrés, Abigail et ma pomme véreuse ! Suivis de bout en bout, observés à la lorgnette, contraints d’agir vite à cause de l’assassinat du gros flic, nous sommes allés retirer les marrons du feu, et puis, comme nos kidnappeurs jouissent de tous les appuis souhaitables, on nous a fait le coup du minibus de croisière. Ça, oui, c’est de l’art. Y a de l’invention, du style, de la détermination.
Deux heures de route encore et on se pointe dans un parking souterrain de Noblood-City. Le bus suit des travées numérotées, oblique à droite et va stopper dans un vaste box dont la porte est commandée depuis le véhicule par un petit transistor à piles (ondes courtes, tu vois ce que je veux en venir ?).
D’autres bagnoles se trouvent remisées laguche, parmi lesquelles l’énorme Cadillac blindée au père Meredith, comme quoi ce forban a bel et bien dirigé tout de bigntz.
On nous extirpe du bus sans une phrase et, le groupe nous cernant, voici qu’on est entraîné jusqu’à un ascenseur probablement privé puisque sa porte ne s’ouvre qu’à l’aide d’une clé.
On est élevé à la puissance « X » (je te dis « X » parce qu’il n’y a aucune numérotation des étages, vu que l’ascenseur va droit à celui qu’il dessert en exclusivité.)
J’ai la demi-surprise de me retrouver dans l’antre du père Lacolique, le vieux Fredd Meredith, grand meneur de jeu de cette louche affaire.
Quand on arrive, il est en train de s’efforcer sur son trône, tandis que l’organiste à barbe blanche lui interprète encore, manière de stimuler ses fonctions intestinales, la Marche Nuptiale de Mendolssohn, ce con, comme s’il y avait quelque chose de triomphal dans le mariage.
Il nous considère sans émotion apparente. Celui que j’ai baptisé le pasteur, dans mon extraordinaire récit, dresse au Vioque un résumé suce-sein de la situasse. Et comment qu’on a été à la Banque. Et puis ces billets d’excursion achetés à l’agence. Et qu’un certain Merdick qui doit compter parmi les huiles lourdes de Nouille-Ork est intervenu auprès de la direction de la gare routière afin de permettre la réalisation du plan, tout ça.
La femme du pasteur apporte la servetouze en grandes pompes (elle chausse du 42, ce qui est coquet pour une dame). Meredith en est tellement tant joyce qu’il en émet une minuscule crottaille, humble virgule aussitôt célébrée par une liesse indescriptible, comme s’il s’agissait de la naissance du roi de Rome. Que tout le monde va voir, complimenter, assurer combien elle est formidable en plein, et que merci-mon-Dieu, tout ça. On effusionne Fredd pour l’exploit. Il chiale d’émotion pendant que son dragon d’infirmière l’ablutionne.
Jusqu’alors il n’a pas jeté le moindre regard à sa fille. On dirait qu’elle n’existe plus pour lui. Et il fait fi de moi avec la même indifférence. Dès lors que son pantalon est rajusté, il gagne son bureau. Son brin trust l’y escorte. Moi, mine de rien, j’essaie d’actionner la poignée de la porte, car on ne s’occupe pas de nous, mais dans l’univers Meredith y a plein de systèmes qui hermétisent les issues (des aisselles). Le bouton de porte en plaqué or reste fixe comme un champignon de porte-manteau.
— Ouvrez-moi cette sacrée serviette ! ordonne le businessman (power).
« L’amoureux » s’empresse et fait jouer le gros fermoir, du moins tente-t-il, car ce dernier résiste à ses manœuvres.