Un brouhaha général accueillit sa question.
- Oui, oui ! Absolument !
Seule Clarice se taisait, sachant que le thème n'avait pas été choisi au hasard mais à son intention exclusive. Ce dont Gauche ne se cachait d'ailleurs pas.
Il fit claquer ses lèvres, savourant par avance son effet, puis sortit sa pipe, sans même demander aux dames leur permission.
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- Je commencerai donc par le commencement. Il était une fois, dans la ville de Bruges, une petite fille du nom de Marie. Les parents de la fillette étaient des citoyens respectables, allaient à l'église et chérissaient plus que tout au monde leur petit ange aux boucles d'or. Marie avait six ans quand ses parents lui donnèrent un petit frère, futur héritier de la brasserie Sanfon et Sanfon. Alors que le bonheur de cette heureuse famille était à son comble, un brusque malheur s'abattit sur elle. Le bébé, âgé d'un mois à peine, tomba par la fenêtre et se blessa mortellement. Les parents n'étaient pas à la maison, où seuls se trouvaient les enfants et leur gouvernante. Or celle-ci s'était absentée une demi-heure, le temps d'un rendez-vous avec son petit ami pompier, et c'est précisément durant ce court laps de temps qu'un inconnu en chapeau et manteau noirs avait fait irruption dans la maison. La petite Marie avait eu le temps de se cacher sous le lit, tandis que l'homme en noir arrachait son minuscule petit frère à son berceau et le jetait par la fenêtre. Puis l'homme s'était enfui à la hâte.
- Quelles horreurs vous pouvez raconter ! s'exclama plaintivement madame Kléber en posant les mains sur son ventre.
- Oh, mais ce n'est que le début, fit Gauche en brandissant sa pipe. Attendez la suite. Sauvée par miracle, Marie parla du terrible " bonhomme en noir " à son papa et à sa maman. On mit toute la région sens dessus dessous pour retrouver le scélérat et, dans l'affolement, on arrêta même le rabbin local, vu que le malheureux était toujours vêtu en noir. Toutefois, un étrange détail obsédait Sanfon père : pourquoi le criminel avait-il approché le tabouret de la fenêtre ?
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- Oh, seigneur ! s'exclama Clarice en portant la main à son cour. Est-ce possible... ?
- Vous êtes incroyablement perspicace, mademoiselle Stamp, fit le commissaire avec un sourire perfide. En effet, la petite Marie avait elle-même jeté son frère par la fenêtre.
- How terrible ! s'écria Mrs Truffo, jugeant bon d'être horrifiée. But whyl ?
- La petite fille n'appréciait pas qu'on ne s'occupe plus que du bébé et qu'on l'ait complètement oubliée. Elle pensait qu'en se débarrassant de son petit frère, elle redeviendrait l'enfant chérie de papa et maman, expliqua Gauche, imperturbable. Mais ce fut la première et la dernière fois que Marie Sanfon laissa une preuve et fut démasquée. L'adorable enfant n'avait pas encore appris à effacer les traces derrière elle.
- Et qu'a-t-on fait de la jeune criminelle ? demanda le lieutenant Reynier, visiblement bouleversé par ce qu'il venait d'entendre. On n'allait tout de même pas la remettre à la justice.
- Non, on ne l'a pas remise à la justice. (Le commissaire sourit malicieusement à Clarice.) Mais sa mère, incapable de surmonter le choc, perdit la raison et fut enfermée dans une maison de fous. Quant à monsieur Sanfon, ne supportant plus la vue de sa charmante petite fille coupable des malheurs qui s'étaient abattus sur la famille, il plaça celle-ci dans un couvent de sours de Saint-Vincent-de-Paul. Elle y reçut une bonne éducation. Elle était la première dans toutes les matières - aussi bien en classe que dans les activités religieuses.
1. Quelle horreur ! Mais pourquoi ?
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Et, surtout, il paraît qu'elle adorait lire. La novice avait dix-sept ans quand un scandale extrêmement désagréable eut lieu au couvent. (Gauche jeta un coup d'oil dans son dossier et hocha la tête.) Tenez, tout est écrit ici. 17 juillet 1866. Alors que l'archevêque de Bruxelles séjournait chez les sours, ne voilà-t-il pas que l'antique anneau épis-copal de l'honorable prélat disparaît de sa chambre. Orné d'une énorme améthyste, l'anneau avait, selon la légende, appartenu à Saint Louis en personne. Or, la veille, monseigneur avait justement fait venir dans ses appartements les deux meilleures novices, notre Marie et une Arlésienne, afin de s'entretenir avec elles. Les soupçons se portèrent tout naturellement sur les deux jeunes filles. La mère supérieure procéda à une fouille et, sous le matelas de l'Arlésienne, trouva la pochette en velours dans laquelle l'archevêque rangeait son anneau. Frappée de stupeur, incapable de répondre aux questions qu'on lui posait, la voleuse fut mise au cachot. Quand elle arriva, une heure plus tard, la police n'eut guère le loisir d'interroger la coupable - celle-ci s'était pendue avec la cordelière de son habit.
- J'ai deviné ! explosa Milford-Stoakes. Tout avait été manigancé par l'infâme Marie Sanfon. Sale histoire, vraiment, sale histoire !
- Cela, personne ne peut l'affirmer, on sait seulement que l'anneau n'a jamais été retrouvé, fit le commissaire en écartant les mains d'un air perplexe. Toutefois, deux jours plus tard, Marie, en larmes, alla voir la supérieure en lui disant que tout le monde la regardait de travers et en demandant qu'on la laisse quitter le couvent. La mère
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supérieure, qui, étrangement, avait elle-même perdu tout intérêt pour sa préférée d'hier, ne fit rien pour la retenir.
- Il n'y avait qu'à la fouiller à la sortie, la mignonne, prononça mister Truffo, plein de regret. On avait toutes les chances de trouver l'améthyste quelque part sous ses jupes.
Dès qu'il lui eut traduit ses paroles, son épouse lui planta son coude pointu dans les côtes, jugeant manifestement sa remarque déplacée.
- Ne l'a-t-on pas fouillée, l'a-t-on fouillée sans rien trouver? Je l'ignore. En tout cas, Marie n'a pas quitté le couvent pour aller n'importe où, mais à Anvers, qui, comme chacun le sait, est considérée comme la capitale mondiale des pierres précieuses. Là, l'ancienne novice est subitement devenue riche et n'a désormais plus vécu que sur un très grand pied. S'il lui arrivait de connaître de mauvaises passes, cela ne durait jamais très longtemps. Son esprit vif, ses brillantes qualités d'actrice et sa totale absence de principes moraux quels qu'ils soient (là, le commissaire haussa le ton et observa même une pause) lui permirent d'acquérir les moyens d'une existence luxueuse. A maintes reprises, les polices de Belgique, de France, d'Angleterre, des Etats-Unis, du Brésil et d'une dizaine d'autres pays soupçonnèrent Marie des crimes les plus variés, mais pas une seule fois on ne put la mettre en accusation : soit on n'avait rien à quoi se raccrocher, soit les preuves étaient insuffisantes. Mais si vous le souhaitez, je peux vous conter un ou deux épisodes tirés de ses états de service. Cela ne vous ennuie pas, mademoiselle Stamp ?
Clarice ne répondit pas, jugeant cela indigne d'elle. Mais l'anxiété la gagnait de plus en plus.
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- 1870, annonça Gauche après un nouveau coup d'oil dans son dossier. Fettbourg, petite mais riche cité de Suisse alémanique. Connue pour son chocolat et ses jambons. Huit mille cinq cents porcs pour quatre mille habitants. Une région de gros crétins. Pardon, madame Kléber, je ne voulais pas offenser votre pays natal, se reprit un peu tard le policier.
- Ce n'est rien, fit madame Kléber avec un haussement d'épaules indifférent. Je suis originaire de Suisse romande. Et dans cette partie du pays où se trouve Fettbourg, les gens sont effectivement tous abrutis. Il me semble que j'ai déjà entendu cette histoire, elle est très drôle. Mais peu importe, racontez.
- Certains peuvent en effet la trouver drôle. (Gauche poussa un soupir désapprobateur et brusquement fit un clin d'oil à Clarice, ce qui dépassait toutes les bornes.) Un jour, donc, les braves bourgeois de la petite cité se retrouvèrent en proie à une effervescence indescriptible. Un paysan du nom de Môbius, connu à Fettbourg comme un bon à rien et un nigaud fini, se vanta d'avoir la veille vendu son lopin, une étroite bande de terre rocailleuse, à une dame importante, une certaine comtesse de Sanfon. Pour trente acres de terre inculte, où même les chardons refusaient de pousser, cette stupide comtesse s'était fendue de trois mille francs. Toutefois, la municipalité de cette petite commune comptait des personnes un peu plus intelligentes que Môbius, à qui cette histoire parut louche. Qu'est-ce que cette comtesse pouvait bien avoir à faire de trente acres de sable et de cailloux ? Il y avait là quelque chose de pas net. A tout