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hasard, on délégua à Zurich le plus dégourdi de la ville, lequel découvrit que la comtesse de Sanfon était une personne connue. Elle menait grand train, s'amusait et, plus intéressant, elle se montrait régulièrement en compagnie de monsieur Goldzilberg, le directeur de la Compagnie nationale des chemins de fer. Les rumeurs faisaient état d'une liaison entre monsieur le directeur et la comtesse. Les braves bourgeois comprirent aussitôt de quoi il retournait. Il faut dire que la petite ville de Fettbourg rêvait depuis longtemps d'être raccordée à la ligne de chemin de fer, afin de pouvoir exporter à moindre coût son chocolat et ses jambons. La friche acquise par la joyeuse comtesse partait justement de la gare la plus proche pour s'étirer jusqu'à la forêt, où commençaient les terres communales. Pour les notables de la ville, tout était clair : ayant eu connaissance par son amant du projet d'embranchement, la comtesse avait acheté ce bout de terrain stratégique et s'apprêtait à s'en mettre plein les poches. Alors, dans la tête des bourgeois, germa un plan stupéfiant d'audace.
On envoya auprès de la comtesse une délégation chargée de la convaincre de céder le terrain à de la bonne ville de Fettbourg. Tout d'abord, la belle dame regimba, affirmant qu'elle n'avait jamais, au grand jamais, entendu parler de cet embranchement, mais quand le bourgmestre laissa habilement entendre que l'affaire avait des relents d'entente illicite entre madame la comtesse et monsieur le directeur, chose qui relevait de la justice, la faible femme poussa un sanglot et accepta. On divisa la friche en trente parcelles d'un acre, qui furent proposées aux enchères aux habitants
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de la ville. Les Fettbourgeois faillirent littéralement se battre, et le prix de certaines parcelles monta jusqu'à quinze mille francs suisses. En tout, la comtesse tira de la vente... (Le commissaire fit courir son doigt le long d'une ligne.) Pas moins de deux cent quatre-vingt mille francs.
Madame Kléber pouffa de rire et fit à Gauche un geste de la main qui signifiait : je me tais, je me tais, continuez.
- Les semaines et les mois passaient, et les travaux ne commençaient toujours pas. Les habitants adressèrent une requête au gouvernement, à laquelle il fut répondu qu'aucun raccordement de Fettbourg à la voie de chemin de fer n'était prévu dans les quinze années à venir... Ils allèrent à la police en disant qu'il s'agissait d'un véritable pillage en plein jour. La police écouta les victimes avec compassion, mais ne put leur venir en aide : on ne devait pas oublier que madame Sanfon avait affirmé ne rien savoir de cette histoire de chemin de fer et qu'elle avait initialement refusé de vendre son terrain. Toutes les formalités avaient été accomplies dans les règles, il n'y avait rien à redire. Quant au fait qu'elle s'arrogeât le titre de comtesse, ce n'était évidemment pas très joli, mais, hélas, cela ne tombait pas sous le coup de la loi.
- Habile ! s'exclama Reynier en éclatant de rire. Il n'y a effectivement rien à redire.
- Et encore, ce n'est rien. (Le commissaire continua à feuilleter ses papiers.) Il y a une autre histoire, celle-ci absolument fantastique. L'action se passe dans le Far West, en 1873. En Californie, dans la région des mines d'or, arriva un beau jour la nécromancienne de renommée universelle et
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Grande Draconesse de la Loge de Malte, miss Cléo-pâtre Frankenstein, Mary Sanfon d'après son passeport. Elle déclara aux chercheurs d'or qu'elle avait été guidée vers ces contrées sauvages par la voix de Zarathoustra, lequel avait ordonné à sa fidèle servante de réaliser une grande expérience dans la ville de Golden Nugget. Là, très précisément à cette latitude et à cette longitude, l'énergie cosmique se trouvait concentrée de manière tellement exceptionnelle que, par nuit étoilée, à l'aide de quelques formules cabalistiques, il était possible de ressusciter celui qui avait déjà franchi la Grande Ligne séparant le Monde des Vivants du Monde des Morts. Et Cléopâtre réaliserait ce miracle cette nuit même, en présence du public et à titre totalement gracieux, car elle n'était pas une vulgaire magicienne de cirque, mais le médium des Hautes Sphères. Et qu'est-ce que vous croyez ? (Gauche observa une pause, ménageant ses effets.) Sous les yeux de cinq cents spectateurs barbus, la Draconesse commença à faire des tours de passe-passe au-dessus du tertre funéraire de Coyote Rouge, un légendaire chef indien, mort cent ans plus tôt. Alors le sol se mit brusquement à frémir, s'ouvrit littéralement et, de sous des mottes de terre, surgit le guerrier indien, avec ses plumes, son tomahawk, son visage peinturluré. Les spectateurs commencèrent à trembler, mais Cléopâtre, entièrement sous l'empire de la transe mystique, hurla : " Je sens en moi la force du cosmos ! Où se trouve votre cimetière municipal ? Je vais tout de suite ressusciter tous ceux qui y reposent ! " Sur ce point, expliqua le policier, l'article mentionne que le cimetière de Golden Nugget était extrêmement
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vaste car, dans les mines d'or, il ne se passait pas de jour sans que quelqu'un ne soit expédié dans l'autre monde. Cette bourgade comptait même, d'après ce qu'on disait, plus de tombes que d'habitants vivants. Quand les chercheurs d'or se représentèrent ce qui se passerait si tous les bagarreurs, ivrognes et autres gibiers de potence sortaient subitement de leur tombe, un vent de panique souffla sur l'assistance. Ce fut le juge de paix qui sauva le situation. Il sortit de la foule et demanda très poliment à la Draconesse si elle consentirait à mettre fin à sa " grande expérience " moyennant l'offrande par la population de la ville d'un plein sac de sable aurifère, à titre de modeste contribution au développement des sciences occultes.
- Et alors, elle a accepté ? demanda le lieutenant dans un éclat de rire.
- Oui, mais moyennant deux sacs.
- Et le chef indien ? demanda Fandorine en souriant.
Il a un délicieux sourire, pensa Clarice, quoique un peu trop enfantin. Non, chère miss, sortez-vous ça de la tête. Comme on dit dans le Suffolk, le gâteau est bon mais il n'est pas pour ta bouche.
- Cléopâtre Frankenstein a embarqué le chef indien avec elle, répondit Gauche de son air le plus sérieux. Pour ses expériences scientifiques. Il paraît qu'il a été égorgé quelque temps plus tard, au cours d'une beuverie dans un bordel de Denver.
- Cette Marie Sanfon est une p-personne réellement intéressante, prononça Fandorine, pensif. Parlez-nous encore d'elle. Entre ces habiles friponneries et une tuerie commise de sang-froid, la d-distance est tout de même considérable.
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- Oh, phase, it's more than enough, protesta Mrs Truffo avant de se tourner vers son mari : My dar-ling, it must be awfully tiresome for you to translate ail this nonsense1.
- Mais, madame, personne ne vous oblige à rester, fit le commissaire, vexé par le " non-sens ".
Mrs Truffo battit des paupières d'un air offusqué, mais ne songea pas un seul instant à partir.
- Monsieur le cosaque a raison, reconnut Gauche. Je vais vous trouver un exemple un peu plus méchant.
Madame Kléber pouffa en regardant Fandorine, et même Clarice, en dépit de sa nervosité, ne put retenir un sourire - le diplomate ressemblait si peu à un sauvage fils des steppes.
- Tenez, écoutez l'histoire du négrillon. L'issue en est fatale. L'affaire est récente, elle date de deux ans. (Le policier parcourut plusieurs pages accrochées ensemble, visiblement pour se rafraîchir la mémoire. Il eut un sourire malicieux :) A sa manière, c'est un chef-d'ouvre. C'est fou, mesdames et messieurs, ce qu'il peut y avoir dans mon dossier, dit-il en tapotant affectueusement le calicot noir de sa main trapue de plébéien. Le père Gauche n'est pas parti à la légère, il n'a pas oublié un seul petit papier susceptible de lui être utile. Le scandale dont je vais maintenant vous faire part n'a pas été connu des journaux, mais je dispose du rapport de police. Voici donc. Dans une principauté allemande (que je ne nommerai pas, car le