Cela étant, je tiens à répéter la légende de Mahmud Gaznevi. Elle vous aidera à mieux comprendre la personnalité du conteur. Je vais également essayer de rendre son style original.
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" En l'an tant (je ne sais plus lequel) après Jésus-Christ et tant (je m'en souviens encore moins) du calendrier musulman, le puissant Gaznevi apprit que, sur la presqu'île de Guzzarat (il me semble que c'est ça), se trouvait un sanctuaire sumnate abritant une énorme idole adorée par des centaines de milliers de gens. L'idole protégeait le territoire des invasions étrangères, et quiconque franchissait la frontière de Guzzarat les armes à la main était condamné à périr. Le sanctuaire appartenait à une puissante communauté brahmanique, la plus riche de toute l'Inde. En outre, les brahmanes sumnates possédaient des pierres précieuses en quantités innombrables. Bravant le pouvoir de l'idole, l'intrépide général réunit son armée et partit en campagne. Il coupa cinquante mille têtes, détruisit cinquante forteresses et força l'entrée du temple sumnate. Les guerriers de Mahmud profanèrent le sanctuaire, le retournèrent de fond en comble, mais ne trouvèrent pas de trésor. Alors, Gaznevi s'approcha de l'idole et, de toutes ses forces, abattit sa massue de combat sur sa tête d'airain. Les brahmanes se prosternèrent devant le vainqueur et lui offrirent un million de pièces d'argent pour peu qu'il ne touche plus leur dieu. Mahmud éclata de rire et frappa une nouvelle fois. L'idole se fendit. Les brahmanes se mirent à hurler de plus belle et proposèrent au terrible roi dix millions de pièces d'or. Mais, de nouveau, la lourde massue s'éleva pour retomber une troisième fois sur l'idole, la fracassant en deux, et, sur le sol du temple, en un torrent étincelant, jaillirent les diamants et autres pierres précieuses cachées à l'intérieur. Et la valeur de ce trésor était inestimable. "
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C'est alors que mister Fandorine annonça d'un air quelque peu gêné qu'il avait une carte complète. A part Mrs Truffo, tous bondirent de joie, prêts à se séparer, mais elle insista tellement pour une autre partie qu'il fallut rester. Et cela recommença : " Thirty nine - pig and swine ! Twenty seven - l'm in heavenJ ! " et autres sottises du même genre.
Ce fut cette fois au tour de mister Fandorine de prendre la parole et, à sa manière, délicate et un tantinet moqueuse, il se lança dans le récit d'un conte arabe trouvé dans un livre ancien. Je vous le rapporte tel que je l'ai retenu.
Trois marchands maghrébins se rendirent un jour au fin fond du Grand Désert, car ils avaient entendu dire que loin là-bas, au milieu des sables où ne s'aventurent jamais les caravanes, se trouvait un trésor comme les mortels n'en avaient jamais vu. Les trois hommes marchèrent pendant quarante jours, souffrant de chaleur et de fatigue, et il ne leur resta bientôt plus chacun qu'un seul chameau : les autres avaient péri. Brusquement, devant eux, ils voient une haute montagne. Ils approchent et n'en croient pas leurs yeux. : la montagne était entièrement constituée de lingots d'argent. Les marchands rendirent grâce à Allah, et l'un d'eux, après avoir rempli ses sacs d'argent, prit le chemin du retour, tandis que les autres disaient : " Nous continuons. " Et ils marchèrent encore quarante jours ; sous le soleil, leurs visages devinrent noirs et leurs yeux rouges. Bientôt, apparut devant eux une autre montagne - d'or. Le deuxième marchand s'exclama : " Nous n'avons pas enduré en vain toutes ces souffrances ! Gloire au
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Très-Haut ! " // remplit ses sacs de lingots d'or et demanda à son compagnon : " Pourquoi restes-tu planté là ? " Le troisième répondit : " Tu vas pouvoir emporter beaucoup d'or sur un seul chameau ? " Le deuxième dit : " Assez pour devenir l'homme le plus riche de notre ville. - Cela ne me suffit pas, fit le troisième. Je continue et je trouverai une montagne de diamants. Et quand je reviendrai au pays, je serai l'homme le plus riche de la terre. " II continua, et son chemin dura encore quarante jours. Son chameau se coucha et ne se releva plus, mais le marchand ne s'arrêta pas, car il était têtu et croyait en la montagne de diamants, or chacun sait qu'une poignée de diamants vaut plus qu'une montagne d'argent ou une colline d'or. Et le troisième marchand vit un tableau surprenant : au beau milieu du désert, courbé en deux, se tenait un homme portant sur ses épaules un trône de diamant, et, assis sur ce trône, un monstre à la gueule noire et aux yeux rouges. " Comme je suis content de toi, ô respectable voyageur ! prononça l'homme voûté d'une voix rauque. Je te présente le démon de la cupidité, et maintenant, c'est à toi de le tenir sur tes épaules. Jusqu'à ce qu'un homme aussi avide que toi et moi vienne te remplacer. "
A ce point le récit s'interrompit, car mister Fandorine venait de compléter une nouvelle carte, si bien que la deuxième cagnotte échappa également à la reine du jour. Cinq secondes plus tard, il ne restait plus à table que la seule Mrs Truffo : tous les autres avaient disparu comme par enchantement.
Je ne cesse de repenser à ce conte de mister Fandorine. Il n'est pas aussi anodin qu'il y paraît.
Sweetchild est en fait le troisième marchand. A la fin du récit, cela m'a immédiatement sauté aux
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yeux ! Oui, oui, cet homme est un fou dangereux. Son âme bouillonne d'une passion indomptable, et je sais de quoi je parle. Ce n'est pas sans raison que, depuis Aden, je le suis telle une ombre invisible.
Je vous ai écrit, précieuse Emily, que j'avais su tirer le plus grand profit de notre escale. Vous avez sans doute pensé que je faisais référence à l'acquisition d'un nouvel instrument de navigation en remplacement de celui qui m'a été ravi. C'est vrai, j'ai maintenant un autre sextant, et, de nouveau, je vérifie régulièrement notre cap, mais l'affaire est tout autre. Je craignais simplement de coucher mon secret sur papier. Et si quelqu'un venait à le lire ? Sait-on jamais avec ces ennemis qui me cément de toutes parts. Mais mon esprit est plein de ressources, et j'ai imaginé une jolie ruse : à partir d'aujourd'hui j'écris avec du lait. Toute personne étrangère tombant sur cette lettre n'y verra qu'une feuille vierge, sans rien d'intéressant, tandis que ma perspicace Emily la fera chauffer sur un abat-jour jusqu'à ce que les lignes se détachent ! Astucieux, non ?
Mais revenons à Aden. A bord, alors que nous n'avions pas encore reçu l'autorisation de descendre à terre, j'ai remarqué que Sweetchild était nerveux et plus encore : il n'arrivait pas à tenir en place tant il était agité. Cela avait commencé peu après que Fan-dorine eut déclaré que le foulard volé chez lord Littleby devait être la clé du trésor mythique du rajah d'Emeraude. Le professeur avait été pris d'une fébrilité subite, avait marmonné quelque chose dans sa barbe, après quoi il n'avait cessé de répéter : " Ah, vivement qu'on soit à terre. " Pourquoi ? Voilà la question.
C'est précisément ce que je décidai d'élucider.
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Mon chapeau noir à larges bords rabattu sur mes yeux, j'entrepris de suivre Sweetchild. Au début tout se passa à merveille ; pas une seule fois il ne se retourna, et je le suivis sans difficulté jusqu'à la place située derrière le petit bâtiment de la douane. Mais là, une désagréable surprise m'attendait : Sweetchild héla un cocher et s'éloigna dans une direction inconnue. La calèche allait assez lentement, mais je ne pouvais tout de même pas courir derrière, cela n'aurait guère convenu à mon style. Bien sûr, il y avait d'autres équipages sur la place, j'aurais pu prendre n'importe lequel d'entre eux, mais vous connaissez, Emily, mon aversion insurmontable pour les voitures découvertes. Elles sont une invention du diable. Seuls les casse-cou s'y risquent. Il en est même - j'en ai vu plus d'un de mes propres yeux - qui emmènent avec eux femme et enfants. Et là tout peut arriver ! Particulièrement dangereuses sont ces voitures à deux roues, si prisées chez nous en Grande-Bretagne. Quelqu'un m'a raconté (je ne me rappelle plus qui) qu'un jeune homme, issu d'une excellente famille et jouissant d'une solide position sociale, avait inconsidérément emmené en promenade dans une telle voiture à deux roues sa jeune épouse, de surcroît à son huitième mois de grossesse. Comme prévu, les choses ont mal fini : le chenapan a été incapable de maîtriser ses chevaux, qui se sont emballés, et la voiture s'est retournée. Le jeune homme n'a rien eu, mais l'accident a déclenché l'accouchement avant terme de sa femme. On n'a pu les sauver, ni elle ni l'enfant. Et tout cela pourquoi ? Par manque de jugeote. Ils auraient pu tranquillement aller à pied. Ou bien, disons, faire une promenade en barque. Au pis aller,