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fait exprès de les retenir pour vous gausser de moi ! " Fandorine répondit d'un air innocent : " Je les ai effectivement retenues à dessein, mais nullement dans le but de me moquer de vous, sir. J'ai simplement pensé qu'avec leurs larges jupes elles cacheraient à la salle votre périlleuse expédition. Mais où est donc votre trophée ? "

Je défroissai la serviette en papier d'une main tremblante d'impatience, et nous y vîmes quelque chose d'étrange. Je le reproduis de mémoire.

A quoi riment ces figures géométriques ? Que signifie le zigzag ? Comment comprendre " palace " ? Et pourquoi trois points d'exclamation ?

Je regardai Fandorine à la dérobée. De deux doigts il se tira le lobe de l'oreille et marmonna quelque chose d'incompréhensible. Je suppose en russe.

" Qu'en pensez-vous ? " demandai-je. " Attendons, répondit le diplomate d'un air énigmatique. Il est près du but. "

Qui est près ? Sweetchild ? De quel but ? Et est-ce bien qu'il en soit près ?

Mais je n'eus pas le temps de poser toutes ces questions, car dans la salle un brouhaha général se

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fit entendre, suivi d'applaudissements, tandis que monsieur Drieux, l'adjoint du capitaine en charge des passagers, criait de façon assourdissante dans le porte-voix : " Ainsi, mesdames et messieurs, le grand prix de notre loterie revient à la cabine numéro 18 ! " Jusqu'à cet instant, tellement absorbé par la mystérieuse serviette en papier, je n'avais absolument pas prêté attention à ce qui se passait dans la salle. Or, apparemment, on avait cessé de danser depuis un certain temps et l'on avait procédé au tirage de la loterie de bienfaisance " Sauvons les femmes déchues " (je vous ai parlé de cette stupide initiative dans ma lettre du 3 avril). Mon sentiment à l'égard des ouvres caritatives et des femmes déchues vous étant bien connu, je m'abstiendrai de tout commentaire.

L'annonce solennelle produisit sur mon jeune interlocuteur un effet bizarre : il grimaça douloureusement et rentra la tête dans ses épaules. Tout d'abord je m'étonnai, mais sitôt après, je me rappelai que mister Fandorine occupait justement la cabine 18. Rendez-vous compte, le sort était tombé sur lui !

" Cela devient insupportable, balbutia l'heureux élu en bégayant plus qu'à son habitude. Je crois que je vais aller faire un tour. " Sur quoi il commença à reculer en direction de la sortie, mais Mrs Kléber lança d'une voix sonore : " C'est monsieur Fandorine de notre salon ! Il est là-bas, messieurs ! En habit blanc avec un oillet rouge ! Monsieur Fandorine, où partez-vous donc ? Vous avez gagné le grand prix ! "

Tous se tournèrent vers le diplomate et redoublèrent d'applaudissements, tandis que quatre stewards traversaient déjà la salle en portant une horloge de

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parquet d'une rare laideur, représentant Big Ben. C'était un véritable objet d'horreur en chêne sculpté, d'une fois et demie la hauteur d'un homme et pesant quatre stones au bas mot. Je crus voir passer dans les yeux de mister Fandorine quelque chose ressemblant à de l'horreur. Ce dont je ne saurais le blâmer.

La poursuite de notre conversation étant impossible, je regagnai mes pénates afin d'écrire cette lettre.

Je sens poindre de terribles menaces, le noud se resserre autour de moi. Mais n'espérez pas, messieurs mes persécuteurs, m'attraper sans coup férir !

Il est tard, je dois aller mesurer les coordonnées. Au revoir, ma chère, tendre, adorée Emily,

Celui qui vous aime ardemment Reginald Milford-Stoakes

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Renata Kléber

Renata guetta le Cabot (elle avait ainsi baptisé pépé Gauche après qu'il eut révélé quel genre de personnage il était) près de sa cabine. A en juger par sa mine chiffonnée et ses cheveux gris ébouriffés, le commissaire sortait de sa sieste. Visiblement, il s'était jeté sur son lit juste après déjeuner et avait dormi jusqu'au soir.

Saisissant prestement le policier par la manche, Renata se haussa sur la pointe des pieds et lâcha tout de go :

- J'en ai de belles à vous raconter ! Le Cabot la regarda d'un air scrutateur, croisa les bras sur sa poitrine et dit d'un ton mauvais :

- Je vous écouterai avec grand intérêt. Il était depuis longtemps dans mon intention de bavarder un peu avec vous, madame.

Le ton employé mit vaguement Renata sur ses gardes, mais elle décida que ce n'était pas bien grave, le Cabot avait seulement une indigestion, à moins qu'il n'ait fait un mauvais rêve.

- J'ai fait tout votre travail, se vanta Renata avant de regarder des deux côtés pour s'assurer que personne ne les épiait. Entrons plutôt dans votre cabine, personne ne viendra nous y déranger.

Le logis du Cabot était parfaitement tenu : au milieu de la table trônait le célèbre dossier noir, à côté se trouvaient une pile de papiers bien rangés et des crayons soigneusement taillés. Renata laissa errer un regard curieux dans la pièce, remarqua une brosse à chaussures près d'une boîte de cirage noir ainsi que des faux cols séchant sur une corde.

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Radin, le moustachu, il cire lui-même ses bottines et fait sa petite lessive, tout cela pour ne pas avoir à donner de pourboire à la femme de chambre.

- Eh bien, allez-y, dites ce que vous avez à dire, grommela avec irritation le Cabot, indisposé par l'indiscrétion de Renata.

- Je sais qui est l'assassin, annonça-t-elle fièrement.

Cette nouvelle ne produisit pas sur le policier l'effet attendu. Il soupira et demanda :

- Et c'est qui ?

- Vous êtes aveugle ou quoi ? Pourtant cela crève les yeux ! (Renata leva les bras en l'air et s'assit dans le fauteuil.) Tous les journaux ont écrit que le crime était le fait d'un cinglé. Aucun individu normal n'irait commettre une telle extravagance, pas vrai ? Et maintenant, passez en revue tous les gens qui sont à notre table. Evidemment, cela fait un bel échantillonnage, rien que des emmerdeurs et des affreux, mais il n'y a qu'un seul cinglé.

- Vous faites allusion au baronet ? demanda le Cabot.

- Ça y est, vous avez fini par comprendre, dit Renata en hochant la tête d'un air affligé. Pourtant, c'était clair comme de l'eau de roche. Vous n'avez pas remarqué ces yeux quand il me regarde ? Une vraie bête sauvage, un monstre ! J'ai peur de marcher seule dans les couloirs. Je l'ai croisé hier dans l'escalier, alors qu'il n'y avait pas âme qui vive à proximité. Mon sang n'a fait qu'un tour ! (Elle posa sa main sur son ventre.) Voilà un bout de temps que je l'observe. Chez lui, la lumière reste allumée toute la nuit, mais ses rideaux sont bien fermés. Hier, il restait une minuscule fente. Depuis le pont

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j'ai jeté un coup d'oeil à l'intérieur : il était debout au milieu de sa cabine, à gesticuler, à faire des grimaces effrayantes, à menacer quelqu'un du doigt. Un vrai cauchemar ! Plus tard, pendant la nuit, une migraine m'a prise et je suis sortie prendre l'air. Soudain, qu'est-ce que je vois ? A l'arrière du bateau était assis notre cinglé, la tête levée vers le ciel, en train de regarder la lune à travers un machin en fer. C'est alors que ça m'a sauté aux yeux ! (Renata se pencha en avant et se mit à chuchoter :) La lune. Elle était pleine, toute ronde. C'est ça qui lui fait perdre la boule. C'est un de ces maniaques chez qui la pleine lune éveille des instincts sanguinaires. J'ai lu des choses à propos de ces gens-là ! Mais qu'est-ce que vous avez à me regarder comme si j'étais une gourde ? Vous avez jeté un coup d'oil au calendrier ? (L'air triomphant, Renata sortit un petit calendrier de son réticule.) Tenez, admirez, j'ai vérifié. Le 15 mars, la nuit où dix personnes ont été assassinées rue de Grenelle, c'était justement la pleine lune. Voyez, c'est écrit noir sur blanc : pleine lune.

Le Cabot regarda, mais sans grande conviction.

- Mais qu'est-ce que vous avez à écarquiller les yeux comme un hibou ! se fâcha Renata. Vous vous rendez compte que cette nuit ce sera encore la pleine lune ! Pendant que vous serez en train de vous prélasser, il va de nouveau perdre la boule et trucider quelqu'un d'autre. Et je sais même qui : moi. Il me déteste. (Sa voix trembla de manière hystérique.) Tout le monde en veut à ma vie, sur ce fichu bateau ! D'abord c'est un Africain qui se jette sur moi, ensuite c'est cet Asiate qui me lorgne en contractant les mâchoires, et maintenant c'est au tour de ce baronet complètement timbré !