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Le Cabot riva sur Renata un regard pesant et fixe, et elle agita sa main devant son nez :

- Hé ! Monsieur Gauche ! Vous dormez ou quoi ?

Le vieux la saisit fermement par le poignet, repoussa sa main et dit d'un ton sévère :

- Eh bien voilà, ma chère. Assez joué les idiotes. Je fais mon affaire du baronet, mais vous, parlez-moi plutôt de votre seringue. Et ne finassez pas, dites la vérité ! rugit-il de telle façon que Renata rentra la tête dans les épaules.

Pendant tout le dîner, elle resta à contempler son assiette. Elle toucha à peine au sauté d'anguilles, alors qu'elle mangeait toujours d'un excellent appétit. Ses yeux étaient rouges, gonflés. De temps à autre ses lèvres tremblotaient imperceptiblement.

Le Cabot, en revanche, arborait un air paisible et débonnaire. Il jetait de fréquents coups d'oil à Renata. Toutefois, s'il n'était pas dénué de sévérité, son regard n'était pas hostile mais plutôt paternel. Il n'était pas aussi terrible qu'il voulait le paraître, le commissaire Gauche.

- Ça en impose, dit-il en regardant avec envie la pendule en forme de Big Ben, posée dans un coin du salon. Il y en a tout de même qui ont de la chance.

N'entrant pas dans la cabine de Fandorine, le monumental grand prix avait provisoirement été installé dans le Windsor. La tour de chêne faisait entendre un tic tac assourdissant, cliquetait, grognait et à chaque heure égrenait son tocsin si furieusement que, n'étant pas encore habitués,

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tous sursautaient de frayeur. Et, au petit déjeuner, quand, avec dix minutes de retard, Big Ben avait annoncé qu'il était neuf heures, la femme du docteur avait failli avaler sa petite cuillère. De plus, la tour était de toute évidence trop étroite sur sa base, si bien qu'à chaque forte vague elle se mettait à vaciller dangereusement. C'était comme maintenant : dès que le vent avait fraîchi et qu'aux fenêtres grandes ouvertes les rideaux blancs avaient commencé à onduler, Big Ben s'était sérieusement mise à grincer de partout.

Ayant apparemment pris l'enthousiasme sincère du commissaire pour de l'ironie, le Russe entreprit de se justifier :

- Je leur ai p-proposé de donner également la pendule aux femmes déchues, mais monsieur Drieux est resté inflexible. Je jure devant le Christ, Allah et Bouddha qu'à notre arrivée à Calcutta je me ferai un p-plaisir d'oublier cette horreur sur le bateau. Personne ne m'imposera cette vision de cauchemar !

Il lança un coup d'oil inquiet au lieutenant Rey-nier, qui, diplomate, garda le silence. Cherchant un appui, Fandorine se tourna vers Renata, mais, pour toute réponse, celle-ci le regarda en dessous d'un air sévère. Primo, elle était de mauvaise humeur et, secundo, depuis quelque temps le diplomate n'avait plus ses faveurs.

Et à cela il y avait de bonnes raisons.

Tout avait commencé lorsque Renata avait remarqué la façon dont la souffreteuse Mrs Truffo renaissait à vue d'oil sitôt qu'elle se trouvait à proximité du mignon diplomate. Or, de toute évidence, monsieur Fandorine appartenait à cette

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race répandue des séducteurs patentés, capables de déceler un attrait chez n'importe quel laideron, sans en dédaigner aucun. En principe, Renata éprouvait du respect pour cette catégorie d'hommes, et l'on peut même dire qu'ils ne la laissaient pas indifférente. Elle aurait été terriblement curieuse de savoir quelle étincelle de charme le joli brun aux yeux bleus avait bien pu débusquer chez l'insipide femme du docteur. Mais le fait qu'il éprouvât pour elle un certain intérêt ne faisait aucun doute.

Quelques jours plus tôt, Renata avait été témoin d'une saynète amusante, jouée par deux acteurs : Mrs Truffo (dans le rôle de la femme fatale) et monsieur Fandorine (dans le rôle du perfide séducteur). L'auditoire se composait en tout et pour tout d'une jeune femme (d'un rare attrait, quoique dans une situation intéressante), dissimulée derrière le haut dossier de sa chaise longue et épiant la scène dans le reflet de son miroir de poche. Lieu de l'action : la dunette. Moment de l'action : un coucher de soleil romantique. La pièce était jouée en anglais.

La femme du docteur aborda le diplomate avec la légèreté d'éléphant propre à l'art de la séduction britannique (les deux personnages se tenaient près du bastingage, de profil par rapport à la chaise longue mentionnée plus haut). Comme il se doit, Mrs Truffo commença par le temps qu'il faisait.

" Ici, dans ces contrées du Sud, le soleil est terriblement vif ! bêla-t-elle avec fougue.

- Oh oui, répondit Fandorine. En Russie, à cette p-période de l'année, la neige n'a pas encore fondu, alors qu'ici la température monte jusqu'à

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trente-cinq degrés Celsius, et à l'ombre encore, au soleil il fait encore plus chaud. "

Maintenant qu'elle s'était sortie avec succès du préambule, Mrs Gueule de Chèvre s'estima en droit de passer à un sujet plus intime :

" C'est simple, je ne sais pas où me mettre ! avoua-t-elle avec la réserve convenant au sujet. Ma peau est si claire ! Cet insupportable soleil m'abîme le teint, sans compter qu'il pourrait bien me gratifier de méchantes taches de rousseur.

- Moi-même, je suis très p-préoccupé par ce problème des taches de rousseur, répondit le Russe de son air le plus sérieux. Mais j'ai fait preuve de prévoyance en prenant avec moi une lotion à base d'un extrait de camomille turque. Vous voyez, mon bronzage est uniforme et je n'ai pas la moindre tache de rousseur. "

Et le serpent tentateur d'approcher son joli minois de l'honorable dame.

La voix de Mrs Truffo trembla, traîtresse :

" Effectivement, pas une seule tache de rousseur... Seuls vos cils et vos sourcils sont légèrement décolorés. Vous avez un merveilleux épithélium, mister Fandorine, tout simplement merveilleux ! "

Ça y est, il va l'embrasser, prédit Renata en voyant l'épithélium du diplomate séparé d'à peine cinq centimètres de la face rougeoyante de son interlocutrice.

Elle prédit, et se trompa.

Fandorine s'écarta et dit :

" Epithélium ? Vous vous y entendez en physiologie ?

- Un peu, répondit modestement Mrs Truffo. Avant mon mariage j'avais quelques liens avec la médecine.

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- Vraiment ! Comme c'est intéressant ! Il faut absolument que vous me racontiez cela ! "

Malheureusement, Renata ne put regarder le spectacle jusqu'au bout. Une dame de sa connaissance vint s'asseoir à ses côtés, et elle dut renoncer à son observation.

Toutefois, l'offensive maladroite de l'autre idiote piqua l'orgueil de Renata. Pourquoi n'expérimenterait-elle pas ses charmes sur le séduisant jeune ours russe ? Il va de soi, exclusivement oui ofspor-ting interestl et également pour ne pas perdre ces bonnes habitudes indispensables à toute femme qui se respecte. Renata n'avait que faire des ardeurs de l'amour. A vrai dire, dans sa situation actuelle, les hommes ne lui inspiraient rien, sinon du dégoût.

Pour faire passer le temps (Renata disait " pour activer la navigation "), elle élabora un plan simple. Petites manouvres navales sous le nom de code " Chasse à l'ours ". En fait, les hommes s'apparentaient plus à la famille des canidés. Comme chacun le sait, ce sont des êtres primitifs, et ils se divisent en trois groupes principaux : les chacals, les chiens de berger, les mâtins. A chaque type correspond une approche particulière.

Le chacal se nourrit de charogne, c'est-à-dire qu'il préfère les proies faciles. Les hommes de ce type sont adeptes du moindre effort.

C'est pourquoi, dès son premier tête-à-tête avec Fandorine, Renata commença à se plaindre de monsieur Kléber, un assommant banquier qui ne pense qu'aux chiffres, un raseur qui se soucie