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1. Pour l'amour du sport.

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comme d'une guigne de sa jeune femme. Là, même le plus abruti aurait compris : voilà une femme qui se morfond dans le désouvrement et l'ennui. Elle est capable de mordre à n'importe quel hameçon, même s'il n'y a rien dessus.

Cela ne marcha pas. Renata eut le plus grand mal à se sortir d'une longue série de questions très précises concernant la banque où travaillait son mari.

Puisque c'était comme ça, Renata décida de poser un piège au chien de berger. Ce type d'hommes adore les femmes faibles et sans défense. Ils n'aspirent qu'à une seule chose, vous protéger et vous défendre. Une excellente catégorie, très utile et facile d'utilisation. L'essentiel étant ici de ne pas forcer sur le côté maladif - les hommes se méfient des femmes souffreteuses.

A deux reprises, Renata défaillit à cause de la chaleur et s'appuya avec grâce sur l'épaule vigoureuse de son cavalier et protecteur. Une autre fois, elle ne put ouvrir la porte de sa cabine, sa clé était bloquée dans la serrure. Le soir, au bal, elle demanda à Fandorine de la protéger d'un commandant de cavalerie éméché (et parfaitement inoffensif).

Le Russe offrit aimablement son épaule, ouvrit la porte, repoussa l'officier de la manière qui convenait. Pour autant, le gredin ne manifesta pas le moindre signe de tendre inclination.

Est-ce possible qu'il soit de la race des mâtins ? s'étonna Renata. A le voir, on ne dirait pas.

Les hommes de cette troisième catégorie étaient les moins compliqués et se montraient totalement dépourvus d'imagination. Seul un geste ouverte-

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ment provocant, comme une cheville découverte par mégarde, était à même de les faire réagir. D'un autre côté, nombreux étaient les grands hommes et les sommités de la culture qui se rattachaient à cette catégorie, si bien que cela valait le coup d'essayer.

Avec les mâtins, inutile de finasser. Renata demanda au diplomate de passer la voir à midi précise. Elle lui montrerait ses aquarelles (lesquelles n'avaient jamais existé). A midi moins une, la chasseresse était déjà devant son miroir, en chemise et culotte.

Entendant frapper à la porte, elle cria :

- Mais entrez donc, vite, j'en ai assez de vous attendre !

Fandorine entra et se figea sur le seuil. Renata, sans se retourner, lui présenta son arrière-train et cambra avantageusement son dos nu. Déjà, les sages beautés du dix-huitième siècle avaient découvert que ce qui produisait le plus d'effet sur les hommes n'était pas un décolleté jusqu'au nombril mais une nuque découverte et un dos nu. Apparemment, la vue d'une épine dorsale vulnérable réveille, chez les mâles humains, un instinct carnassier.

Manifestement, le diplomate n'échappait pas à la règle : il resta immobile, regarda, ne se tourna pas. Satisfaite de son effet, Renata dit d'un ton capricieux :

- Enfin, Jenny, qu'attendez-vous ? Venez m'aider à passer ma robe. J'attends un invité de marque d'une minute à l'autre.

Comment aurait agi tout homme normal dans pareille situation ?

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Le plus hardi se serait avancé en silence et aurait embrassé les tendres boucles sur son cou.

L'homme entre les deux, disons mi-figue, mi-raisin, lui aurait tendu sa robe en ricanant timidement.

Dans les deux cas, Renata aurait considéré sa chasse comme fructueuse. Faussement confuse, elle aurait mis l'effronté à la porte et il aurait alors perdu pour elle toute espèce d'intérêt. Mais la conduite de Fandorine échappa à toute norme.

- Ce n'est pas Jenny, dit-il d'une voix odieusement calme. C'est moi, Eraste Fandorine. Je vais p-patienter dehors, le temps que vous vous habilliez.

Bref, soit il était un des rares représentants de la race des individus réfractaires à toute séduction, soit il s'agissait d'un pervers inavoué. Dans ce deuxième cas, les petites Anglaises se donnaient du mal pour rien. Pourtant, l'oil acéré de Renata n'avait découvert chez ce spécimen aucun signe caractéristique de perversité. Si ce n'était une étrange tendance à s'isoler en compagnie du Cabot.

Mais laissons ces enfantillages. Renata avait des raisons autrement plus sérieuses d'être de mauvaise humeur.

Au moment précis où, enfin, elle se décida à remuer son sauté refroidi du bout de sa fourchette, les portes s'ouvrirent avec fracas, et le professeur binoclard fit irruption dans le salon. Il avait toujours quelque chose qui clochait - tantôt sa veste était boutonnée de travers, tantôt ses lacets étaient défaits - et, pour l'heure, il avait tout d'un épou-

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vantail : barbichette hirsute, cravate de guingois, yeux exorbités, bretelle dépassant de sous sa veste. Visiblement, il lui était arrivé quelque chose de très inhabituel. Renata oublia instantanément sa déconvenue et fixa avec curiosité l'épouvantail savant.

Sweetchild ouvrit les bras tel un danseur étoile

et cria :

- Eurêka, messieurs ! L'énigme du Rajah d'Emeraude est résolue !

- Oh no, gémit Mrs Truffo. Not againl !

- Désormais, tout est à sa place ! déclara le professeur en se lançant dans des explications embrouillées. J'avais pourtant été au palais, comment cela ne m'est-il pas venu plus tôt à l'esprit ? ! Je n'arrêtais pas de me creuser la tête, de tourner autour du pot, mais ça ne collait pas ! A Aden, j'ai reçu un télégramme d'un ami qui travaille au ministère français de l'Intérieur. Il a confirmé mes suppositions, mais néanmoins je n'arrivais toujours pas à comprendre pourquoi l'oil et, surtout, qui cela pouvait-il être ? Enfin si, en gros j'avais compris qui, mais comment ? De quelle façon ? Et brusquement, cela vient de me sauter aux yeux ! (Il s'approcha à grands pas de la fenêtre. Soulevé par le vent, le rideau l'enveloppa d'un linceul blanc, que le professeur repoussa d'un geste impatient.) Je nouais ma cravate, debout devant la fenêtre de ma cabine. Je regardais les vagues. Crête après crête, jusqu'à l'horizon. Et soudain, l'étincelle ! Et tout s'est agencé : l'histoire du foulard, le fils du rajah ! Le reste est un pur travail de routine. Il suf-

1. Oh non ! Vous n'allez pas recommencer !

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fit de consulter les listes de l'Ecole maritime, la solution est là !

- Je ne comprends rien, ronchonna le Cabot. Un vrai délire. Maritime, maritime...

- Mais si, justement, il y a là quelque chose de très, très intéressant ! s'exclama Renata. J'adore déchiffrer les énigmes. Seulement, professeur, cher ami, ça ne peut pas marcher comme ça. Asseyez-vous à table, terminez votre vin, reprenez votre souffle et racontez-nous tout dans l'ordre, calmement et clairement. Et surtout, en commençant par le début et non par la fin. Vous êtes un si merveilleux conteur ! Mais d'abord, que quelqu'un m'apporte mon châle, sinon je vais prendre froid avec ce courant d'air.

- Tenez, je vais fermer la fenêtre du côté d'où vient le vent, et le courant d'air cessera immédiatement, proposa Sweetchild. Vous avez raison, madame, mieux vaut tout reprendre dans l'ordre.

- Non, il ne faut pas fermer, on va étouffer. Mais enfin, messieurs, fit Renata de sa voix vibrante et capricieuse, qui va chercher mon châle dans ma cabine ? Voici la clé. Monsieur le baronet !

Le rouquin fou, comme de bien entendu, ne remua pas d'un pouce. En revanche, Reynier bondit de sa chaise.

- Professeur, je vous en supplie, ne commencez pas sans moi ! demanda-t-il. Je reviens tout de suite.

- And l'il go get my knitting ', soupira la femme du docteur.

1. Et moi, je vais aller chercher mon tricot.

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Elle fut de retour la première, et aussitôt l'on entendit le bruit régulier des aiguilles maniées avec habileté. Elle fit un signe de la main à son mari, signifiant qu'il pouvait s'abstenir de traduire.

Quant à Sweetchild, il se préparait à savourer son triomphe. Il avait apparemment décidé de tenir compte de la recommandation de Renata et s'apprêtait à exposer ses découvertes en ménageant au mieux ses effets.