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Autour de la table régnait le plus complet silence, tous regardaient l'orateur, attentifs à chacun de ses gestes.

Sweetchild trempa les lèvres dans son vin rouge et se mit à arpenter le salon. Puis il s'immobilisa dans une pose théâtrale et, se tenant de profil par rapport à l'auditoire, il commença :

- Je vous ai déjà parlé de ce jour inoubliable où Bagdassar m'invita au palais de Brahmapur. C'était il y a un quart de siècle, mais je me souviens très précisément de tout, jusqu'aux moindres détails. La première chose qui me frappa fut le palais lui-même. Sachant que Bagdassar était un des hommes les plus riches de la terre, je m'attendais à découvrir le luxe oriental dans toute son ampleur. Rien de tout cela ! Les bâtiments constituant le palais étaient somme toute modestes, sans aucune recherche ornementale. Je pensai alors que cet engouement pour les pierres précieuses, qui dans cette famille se transmettait de père en fils, avait occulté toute autre passion jugée vaine. Pourquoi dépenser de l'argent à édifier des murs de marbre quand, pour la même somme, on pouvait acquérir un saphir ou un diamant de plus ? Trapu, ne payant pas de mine, le palais de Brahmapur

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était semblable au coffret de terre cuite à l'intérieur duquel était gardé ce fabuleux condensé d'indescriptible éclat. Aucun marbre et aucun albâtre n'aurait de toute façon pu rivaliser avec la lumière aveuglante des pierreries.

Le professeur but une autre gorgée de vin en prenant un air rêveur.

Reynier reparut, tout essoufflé, posa respectueusement son châle sur les épaules de Renata et resta debout près d'elle.

- Quel marbre, quel albâtre ? demanda-t-il à voix basse.

- C'est à propos du palais de Brahmapur, mais ne m'empêchez pas d'écouter, fit la jeune femme avec un mouvement impatient du menton.

- L'agencement intérieur du palais était également des plus simples, dit Sweetchild, poursuivant son récit. Au cours des siècles, les salles et les chambres avaient maintes fois été remaniées et, du point de vue historique, seul me parut intéressant le niveau supérieur, composé de quatre salles, dont chacune était orientée vers un des points cardinaux. Ces salles étaient jadis des galeries ouvertes sur l'extérieur, mais, au siècle passé, elles avaient été vitrées. A la même période, les murs avaient été décorés de fresques absolument étonnantes, représentant les montagnes qui encerclaient la vallée. Le paysage était rendu avec un réalisme stupéfiant, au point qu'on aurait dit que les montagnes se reflétaient dans une glace. Sous l'angle philosophique, cette impression de miroir devait symboliser la dualité de toute chose et...

Quelque part, tout près, la cloche du bateau se mit à sonner de façon inquiétante, des cris se firent

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entendre, une femme poussa des hurlements désespérés.

- Seigneur, l'alerte à l'incendie ! s'écria le lieutenant en se précipitant vers la porte. Il ne manquait plus que ça !

Tous s'élancèrent à sa suite tel un troupeau.

- What's happening ? interrogea vainement Mrs Truffo, affolée. Are we boarded by piratesl ?

Renata resta un instant clouée à sa chaise, la bouche ouverte, puis elle poussa un hurlement éperdu. Elle agrippa fermement le pan de veste du commissaire, l'empêchant de s'enfuir avec les autres.

- Monsieur Gauche, ne m'abandonnez pas ! implora-t-elle. Je sais ce qu'est un incendie sur un bateau, je l'ai lu quelque part ! Tous vont se jeter sur les canots de sauvetage et commencer à se piétiner les uns les autres, et moi, faible femme enceinte, ils vont à tout coup m'évincer ! Promettez de vous occuper de moi !

- Mais enfin, quels canots de sauvetage ? grommela le vieux d'une voix troublée. C'est quoi, cette ineptie ? On m'a dit que le Léviathan possédait un système infaillible de protection contre l'incendie et qu'il avait même son propre chef des pompiers. Et ne tremblez pas comme ça, tout ira bien.

Il essaya de se dégager, mais Renata se cramponnait avec obstination à sa veste et claquait des dents.

- Lâche-moi, petite, dit affectueusement le Cabot. Je ne vais pas m'envoler. Je veux seulement aller à la fenêtre, jeter un coup d'oil sur le pont.

1. Que se passe-t-il ? Nous sommes attaqués par des pirates ?

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Mais non, les doigts de Renata refusaient de se desserrer.

Toutefois, il apparut bientôt que le commissaire avait raison. Deux ou trois minutes plus tard, dans le couloir, résonnèrent des pas sans hâte et un brouhaha de voix, puis, un à un, les windsoriens regagnèrent le salon.

Ils ne s'étaient pas encore remis de leur frayeur et, pour cette raison, riaient beaucoup et parlaient plus fort qu'à l'accoutumée.

Les premiers à entrer furent Clarice Stamp, le couple Truffo et Reynier, le visage tout rouge.

- C'est un incident complètement stupide, déclara le lieutenant. Quelqu'un a jeté un cigare mal éteint dans la poubelle, où se trouvait un vieux journal. Le feu s'est propagé à la portière, mais des matelots étaient sur leur garde, ils ont eu raison des flammes en une minute... Mais, à ce que je vois, vous étiez tous fin prêts pour le naufrage, plaisanta-t-il avec un regard plus appuyé à Clarice.

Cette dernière tenait dans ses mains son porte-monnaie et une bouteille d'orangeade.

- L'orangeade, d'accord, pour ne pas mourir de soif au milieu des flots, supputa Reynier. Mais pourquoi un porte-monnaie ? Il n'aurait pas pu vous servir à grand-chose dans le canot.

Renata eut un ricanement hystérique, tandis que miss Vieille Fille, gênée, posait la bouteille sur la table.

Le docteur et sa femme étaient eux aussi équipés de pied en cap : mister Truffo avait eu le temps de prendre le sac contenant ses instruments médicaux, tandis que sa femme serrait une couverture sur sa poitrine.

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- Nous sommes dans l'océan Indien, madame, vous ne risquiez guère d'avoir froid, dit Reynier d'un air sérieux.

Mais, ne comprenant pas, la chèvre se contenta d'un hochement de tête ahuri.

Le Japonais fit alors son apparition, muni d'un petit baluchon bariolé. Que pouvait-il bien avoir là-dedans ? Un nécessaire de voyage pour se faire hara-kiri ?

Le Toqué entra, les cheveux ébouriffés, un coffret à la main. Un de ces coffrets renfermant habituellement tout ce qu'il faut pour écrire.

- A qui comptiez-vous donc écrire, monsieur Milford-Stoakes ? Ah oui, je comprends ! Lorsque miss Stamp aurait terminé son orangeade, vous auriez mis une lettre dans la bouteille vide et l'auriez jetée à la mer, continua de plaisanter le lieutenant, que l'évident soulagement portait à l'excès.

Toute l'équipe était maintenant au complet, à l'exception du professeur et du diplomate.

- Monsieur Sweetchild est sans doute en train d'empaqueter ses travaux scientifiques, et monsieur le Russe de mettre en route son samovar pour un ultime petit thé, fit Renata, gagnée par l'humeur enjouée du lieutenant.

Et quand on parle du loup... Le Russe entra et s'immobilisa près de la porte. Son beau visage plus sombre qu'une nuée d'orage.

- Eh bien, monsieur Fandorine, vous avez décidé de prendre votre prix avec vous dans le canot de sauvetage ? le titilla Renata.

Tous partirent à rire, mais le Russe n'apprécia pas la plaisanterie (au demeurant très spirituelle).

- Commissaire Gauche, dit-il doucement. Si cela ne vous dérange pas, veuillez, s'il vous plaît, sortir dans le couloir. Et vite.

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Chose curieuse, en prononçant ces mots, le diplomate ne bégaya pas une seule fois. Le choc nerveux l'aurait-il guéri ? Ce sont des choses qui arrivent.

Renata était sur le point de lancer une plaisanterie à ce propos, mais elle se mordit la langue. Il ne fallait peut-être pas trop exagérer.

- Pourquoi cette précipitation ? demanda le Cabot, mécontent. Encore des messes basses. Plus tard, jeune homme, plus tard. Je veux d'abord écouter le professeur jusqu'au bout. Mais où diable se cache-t-il ?