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- Je suis heureux que ce cauchemar soit derrière nous, dit le capitaine Cliff. Je sais que vous avez dû subir nombre de désagréments, mais maintenant tout est arrangé. Si vous le souhaitez, le steward en chef vous répartira dans d'autres salons. J'espère que la suite de votre voyage à bord de notre Léviathan vous aidera à oublier cette pénible histoire.

- Cela m'étonnerait, répondit madame Kléber au nom de tous. Avec toutes ces contrariétés, notre croisière est définitivement gâchée ! Mais ne nous faites pas languir, monsieur le commissaire, dites-nous vite qui est l'assassin.

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Le capitaine était sur le point d'ajouter quelque chose, mais Gauche leva la main en signe d'avertissement : c'était à lui de parler et à lui seul, il l'avait bien mérité.

- J'avoue qu'au début je vous soupçonnais tous. La procédure d'élimination a été longue et pénible. Je peux maintenant vous donner l'information la plus importante : près du cadavre de lord Littleby, nous avons retrouvé l'emblème en or du Léviathan. Tenez, celui-ci, dit-il en tapotant l'insigne accroché à son revers. Cette petite chose appartient à l'assassin. Comme vous n'êtes pas sans le savoir, l'insigne en or a été remis exclusivement aux officiers supérieurs du navire et aux passagers de première classe. Les officiers ont été d'emblée exclus du cercle des suspects, car tous portaient leur emblème et aucun ne s'était présenté à la compagnie de navigation pour en réclamer un autre sous prétexte d'avoir perdu le premier. En revanche, quatre passagers ne l'avaient pas : mademoiselle Stamp, madame Kléber, monsieur Mil-ford-Stoakes et monsieur Aono. C'est donc ces quatre personnes que j'avais particulièrement à l'oil. Le docteur Truffo s'est retrouvé ici, parce que, étant médecin, il n'avait pas lieu de posséder l'insigne, Mrs Truffo, parce qu'on ne sépare pas les couples mariés, et monsieur le diplomate russe, parce qu'il est snob et craignait que le port de l'insigne ne lui donne l'air d'un portier.

Le commissaire alluma sa pipe et se mit à arpenter le salon.

- Je me dois ici de faire amende honorable. Au tout début j'ai soupçonné monsieur le baronet, mais j'ai reçu à temps une information sur sa...

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situation et j'ai choisi une autre cible. Vous, madame, fit-il en se tournant vers mademoiselle

Stamp.

- J'avais remarqué, répliqua dignement cette dernière. Sinon que je n'arrivais vraiment pas à comprendre ce qui me rendait tellement suspecte.

- Vraiment ? s'étonna Gauche. Premièrement, tout indiquait que vous vous étiez récemment enrichie. Ce qui en soi est déjà suspect. Deuxièmement, vous avez menti en affirmant que vous n'aviez jamais mis les pieds à Paris. Car, sur votre éventail, en lettres dorées, était écrit " Hôtel Ambassador ". Certes, vous avez cessé de vous montrer avec cet éventail, mais Gauche n'a pas les yeux dans sa poche. Il a immédiatement remarqué ce petit détail. Les grands hôtels offrent ce genre de babioles en souvenir à leurs clients. Or Y Ambassador est justement situé rue de Grenelle, à cinq minutes à pied du lieu du crime. L'hôtel est chic, vaste, des foules de gens y séjournent, pourquoi mademoiselle Stamp fait-elle des cachotteries ? me suis-je demandé. Il y a quelque chose de louche. Par ailleurs, cette Marie Sanfon me trottait dans la tête... (Le commissaire adressa à Clarice Stamp un sourire désarmant.) Que voulez-vous, j'ai zigzagué, tourné en rond, mais j'ai fini par trouver la bonne piste, si bien qu'il ne faut pas trop m'en vouloir, mademoiselle.

C'est alors que Gauche remarqua que le baronet aux cheveux roux était devenu blanc comme un linge : sa mâchoire tremblait, ses petits yeux verts lançaient des regards assassins.

- C'est quoi exactement... ma " situation " ? demanda-t-il lentement en s'étouffant de rage. A quoi faites-vous allusion, monsieur le flic ?

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- Doucement, doucement, fit Gauche avec un geste apaisant. Avant tout, calmez-vous. Vous n'avez pas à vous inquiéter. Une situation ou une autre, qui cela regarde-t-il ? Je vous ai déjà dit que je vous avais retiré de ma liste de suspects. A propos, où est votre insigne ?

- Je l'ai jeté, répondit sèchement le baronet, continuant de foudroyer des yeux le commissaire. C'est une horreur ! On dirait une sangsue ! Et en plus...

- Et en plus il ne seyait pas au baronet Milford-Stoakes de porter la même pacotille que n'importe quel nouveau riche, c'est ça ? fit remarquer le commissaire, perspicace. Encore un snob.

Apparemment, mademoiselle Stamp s'estimait également offensée :

- Commissaire, vous avez de manière fort pittoresque décrit en quoi ma personne était suspecte. Je vous en remercie, fit-elle, sarcastique, en tirant en avant son menton pointu. Mais vous avez tout de même fini par revenir à de meilleurs sentiments.

- A Aden, j'ai envoyé à la préfecture toute une série de questions par télégraphe. Je n'ai pas reçu les réponses tout de suite, car il fallait du temps pour réunir les informations, mais à Bombay plusieurs dépêches m'attendaient. L'une d'elles vous concernait, mademoiselle. Je sais maintenant que, depuis l'âge de quatorze ans, à la suite de la mort de vos parents, vous viviez à la campagne, chez une tante éloignée. Elle était riche mais avare. Elle avait fait de vous sa demoiselle de compagnie et vous menait la vie dure, en vous laissant pratiquement au pain sec et à l'eau.

L'Anglaise piqua un fard. Visiblement, elle s'en voulait de sa remarque. Ce n'est encore rien, ma

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petite, pensa Gauche, c'est maintenant que tu vas pouvoir rougir.

- Il y a environ deux mois, la vieille meurt, et vous apprenez qu'elle vous a légué toute sa fortune. Rien d'étonnant à ce que, après tant d'années passées recluse, vous ayez eu envie d'aller voir ailleurs, de faire le tour du monde. Il est probable que vous ne connaissiez rien de la vie à part ce que vous en aviez lu dans les livres.

- Mais pourquoi a-t-elle caché le fait qu'elle soit allée à Paris ? demanda cavalièrement madame Kléber. Parce que son hôtel se trouvait dans la rue où un tas de gens avaient été assassinés ? Elle avait peur d'être soupçonnée, c'est ça ?

- Non, répondit Gauche avec un sourire malicieux. La question n'est pas là. Devenue subitement riche, mademoiselle Stamp a fait ce qu'aurait fait n'importe quelle femme à sa place : elle est partie visiter Paris, capitale du monde. La Ville Lumière avec ses merveilles, ses magasins à la dernière mode et, disons... ses aventures romantiques.

L'Anglaise serra les mains nerveusement, son regard se fit implorant, mais il n'était déjà plus possible d'arrêter Gauche. Il allait lui apprendre, à cette fichue milady, à jouer les fiers-à-bras avec un commissaire de la police parisienne.

- Et pour ce qui est du romantisme, madame Stamp a été gâtée. A l'hôtel Ambassador elle fit la connaissance d'un galant cavalier, incroyablement beau, répertorié dans le fichier de la police sous le surnom de " Vampire ". Un individu connu pour se spécialiser dans les riches étrangères d'âge mûr. Ce fut une explosion de passion fulgurante qui, comme toujours avec le Vampire, se termina sans

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préavis. Un beau matin, le 13 mars pour être précis, vous, madame, vous êtes réveillée, seule dans votre lit, sans reconnaître votre chambre : elle était vide. Votre tendre ami avait tout emporté sauf les meubles. On m'a envoyé la liste des objets qui vous ont été dérobés. (Gauche jeta un coup d'oil dans son dossier.) Sous le numéro 38 est indiqué " broche en or en forme de baleine ". En lisant cela, j'ai tout de suite compris pourquoi mademoiselle Stamp préférait oublier Paris.

La pauvre idiote faisait peine à voir. Elle se cachait le visage dans les mains. Ses épaules étaient agitées de soubresauts.

- Je ne soupçonnais pas sérieusement madame Kléber, poursuivit Gauche, passant au point suivant de son ordre du jour. Même si elle n'a jamais été capable de donner une explication claire quant à l'absence de son insigne.

- Et poulquoi avez-vous ignolé mon infolma-tion ? demanda soudain le Japonais. Dze vous ai poultant dit quelque chose de tlès impoltant.