- Ignoré ? fit le commissaire en se tournant brusquement vers celui qui venait de prononcer ces mots. Pas du tout. J'ai eu une discussion avec madame Kléber, et elle m'a donné des explications exhaustives. Elle supportait si difficilement les premiers temps de sa grossesse que le médecin lui avait prescrit... certains analgésiques. Par la suite, les malaises disparurent, mais la pauvre enfant était déjà sous l'empire du produit, qu'elle utilisait contre la nervosité ou encore l'insomnie. Les doses augmentaient, la pernicieuse habitude s'installait. J'ai parlé à madame Kléber comme l'aurait fait un père, et, sous mes yeux, elle a jeté cette saleté à la
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mer. (Gauche jeta un regard faussement sévère à Renata, laquelle arborait une moue boudeuse de gamine prise en faute.) Mais attention, petite, vous avez donné votre parole d'honneur au père Gauche. Renata baissa les yeux et acquiesça d'un signe de
tête.
- Oh, mais quelle touchante délicatesse à l'égard de madame Kléber ! explosa Clarice. Et pour quelle raison, moi, n'ai-je pas été épargnée, monsieur le policier ? Vous m'avez couverte de honte devant tout le monde !
Mais Gauche avait autre chose en tête : il ne quittait pas des yeux le Japonais, et son regard était pesant, tenace. Fine mouche, Jackson comprit sans qu'il fût besoin de mots : c'était le moment. Sa main émergea de sa poche, et elle n'était pas vide : l'acier bruni d'un revolver y luisait d'un éclat lugubre. Le canon était dirigé directement sur le front de l'Asiate.
- Vous, les Japonais, vous nous considérez comme des singes à poils roux, hein ? demanda Gauche d'un air mauvais. J'ai entendu dire que c'est comme ça que vous appeliez les Européens, pas vrai ? On est des barbares chevelus, c'est ça ? Vous, vous êtes malins, raffinés, hautement cultivés, et les Blancs ne vous arrivent pas à la cheville ! (Le commissaire gonfla les joues d'un air goguenard et lâcha de côté un gros nuage de fumée.) Liquider une dizaine de singes, c'est une babiole, ça n'a rien de répréhensible chez vous.
Aono se redressa, le visage comme pétrifié.
- Vous m'accusez d'avoil tué lod Littleby et ses vassaux... c'est-à-dile ses selviteuls ? demanda
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l'Asiate d'une voix égale, éteinte. Au nom de quoi m'accusez-vous ?
- De tout, mon petit ami, de la science criminelle dans son ensemble, prononça avec autorité le commissaire.
Puis Gauche se détourna du Japonais, car le discours qu'il s'apprêtait à prononcer n'était pas destiné à cet avorton jaune à tête d'iguane, mais à l'Histoire. Et, avant peu, on le retrouverait imprimé dans les manuels de criminologie !
- Pour commencer, messieurs, j'exposerai les faits indirects qui prouvent que cet homme pouvait commettre les crimes dont je l'accuse. (Ah, ce n'est pas ici, devant un public d'une dizaine de personnes, qu'il faudrait faire ce discours, mais au Palais de Justice, face à une salle comble !) Ensuite, je vous présenterai les preuves absolument irréfutables que monsieur Aono non seulement pouvait être, mais est effectivement l'auteur de l'assassinat de onze personnes : dix, le 15 mars rue de Grenelle, plus un hier, 14 avril, à bord du paquebot Léviathan.
Pendant qu'il parlait, un espace vide s'était formé autour d'Aono. Seul le Russe était resté assis à côté de l'accusé. L'inspecteur pour sa part se tenait légèrement à l'arrière, son revolver prêt à faire feu.
- J'espère qu'il ne fait de doute pour personne que la mort du professeur Sweetchild est directement liée au crime de la rue de Grenelle. Ainsi que l'a montré l'enquête, le but de cet acte scélérat n'était pas le vol du Shiva en or, mais celui du foulard de soie... (Gauche fronça les sourcils d'un air sévère : oui, oui, l'enquête, et inutile de tordre le
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nez, monsieur le diplomate) ... clé du trésor caché de Bagdassar, ancien rajah de Brahmapur. Nous ignorons encore comment l'accusé a connu le secret du foulard. Nous savons tous que l'Orient recèle bien des mystères inaccessibles à nous autres, Européens. Mais, authentique connaisseur de l'Orient, feu le professeur était parvenu à déchiffrer l'énigme. Il était même sur le point de nous faire partager sa découverte quand, brusquement, l'alarme a retenti. Le criminel a sans doute eu le sentiment que c'était le destin qui lui fournissait cette merveilleuse occasion de faire taire Sweet-child. Et, de nouveau, ni vu ni connu, comme rue de Grenelle. Mais l'assassin a négligé un point fondamental. Cette fois-ci, le commissaire Gauche se trouvait à proximité, et, avec lui, ce genre de tour de passe-passe ne marche pas. L'entreprise était risquée, mais pas dénuée de chance de succès. L'assassin savait que la première chose que ferait le savant serait de se précipiter dans sa cabine pour sauver ses paperasses... je veux dire, ses manuscrits. C'est là, au tournant du couloir, que l'assassin s'est livré à sa vile besogne. Et maintenant, voici le fait indirect numéro un, dit le commissaire en levant le pouce. Monsieur Aono est sorti en courant du salon, il était donc en mesure de commettre ce crime.
- Je n'étais pas le seul, objecta le Japonais. Six autles pelsonnes sont solties du salon en coulant : monsieur Leynier, monsieur et madame Tluffo, monsieur Fandoline, monsieur Milfod-Stoakes et mademoiselle Stampo.
- C'est exact, reconnut Gauche. Mais je souhaitais seulement démontrer aux jurés, enfin, aux pré-
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sents, le lien qui existe entre les deux crimes, ainsi que la possibilité que vous ayez commis le crime d'hier. Et maintenant revenons au " crime du siècle ". A cette période, monsieur Aono se trouvait à Paris. Ce fait n'est sujet à aucun doute, il m'a été confirmé par une dépêche.
- A paît moi, à Palis, se tlouvaient encole un million et demi de pelsonnes, fit valoir le Japonais.
- Cela n'empêche pas que c'est le fait indirect numéro deux, dit le commissaire, jouant à qui perd gagne avec une feinte bonhomie.
- Tlop indilect, objecta aussitôt le Japonais.
- J'en conviens, fit Gauche en bourrant sa pipe avant d'avancer le pion suivant. Cependant, l'injection qui a tué les serviteurs de lord Littleby était le fait d'un médecin. Or il n'y a pas un million et demi de médecins à Paris mais beaucoup moins, pas vrai ?
Personne ne songea à contester cette affirmation. Le capitaine Cliff demanda :
- Certes, mais quel rapport ?
- Cela a comme rapport, monsieur le capitaine, expliqua Gauche, l'oil luisant, que notre petit ami n'est nullement officier, ainsi qu'il s'est présenté à nous, mais chirurgien, récemment diplômé de la faculté de médecine de Paris ! Cette information figurait également dans la dépêche dont j'ai parlé.
Pose théâtrale. Brouhaha de voix étouffées dans la salle du Palais de Justice, bruissement de crayons dans les carnets de croquis des dessinateurs judiciaires : " Le commissaire Gauche sort son atout maître. " Patience, mes chers, ce n'est pas encore l'atout maître, mais c'est pour bientôt.
- Et maintenant, mesdames et messieurs, passons des faits indirects aux preuves. Que monsieur
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Aono nous explique pourquoi lui, médecin, représentant d'une profession aussi respectable que prestigieuse, a éprouvé le besoin de se faire passer pour officier. Pour quelle raison ce mensonge ?
Le long de la tempe cireuse du Japonais roula une goutte de sueur. Aono se taisait. Il allait flancher avant longtemps.
- Il n'y a qu'une réponse : pour détourner les soupçons. Parce que l'assassin était médecin ! résuma le commissaire, content de lui. Et maintenant, la preuve numéro deux. Avez-vous eu l'occasion d'entendre parler de la lutte japonaise ?
- Pas seulement d'en entendre parler, mais d'en voir, dit le capitaine. Une fois, à Macao, j'ai vu un navigateur japonais avoir raison de trois matelots américains. Il était tellement malingre qu'on avait l'impression qu'il suffisait de souffler dessus pour le faire tomber, mais il s'est mis à bondir en agitant bras et jambes et a envoyé au tapis les trois solides pêcheurs de baleine. Du tranchant de la main, il a frappé l'un d'eux au bras, si fort qu'il lui a dévissé le coude, vous vous rendez compte ? Pour un coup, c'était un sacré coup !