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Gauche approuva d'un signe de tête :

- J'ai également entendu dire que les Japonais possédaient le secret du combat au corps à corps, l'art de tuer sans aucune arme. D'une simple pression du doigt, ils vous envoient un homme dans l'autre monde. Nous avons tous eu à maintes reprises l'occasion de voir monsieur Aono faire sa gymnastique. Dans sa cabine, sous le lit, ont été retrouvés des morceaux de courges brisées. A l'écorce étonnamment dure. Il y en avait également quelques-unes entières, dans un sac. De toute évi-

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dence, l'accusé s'en servait pour travailler ses coups en force et en précision. J'ai du mal à imaginer la puissance qu'il faut avoir pour briser à main nue une courge aussi résistante, et en plusieurs morceaux encore...

Le commissaire promena un regard éloquent sur l'assistance, puis lâcha sa preuve numéro deux :

- Je vous rappelle, mesdames et messieurs, que le crâne du malheureux lord Littleby a été fracassé en plusieurs morceaux par un coup d'une force exceptionnelle, porté au moyen d'un objet lourd et contondant. Et maintenant jetez un coup d'oil aux tranchants couverts de callosités des mains de l'accusé.

Le Japonais s'empressa de retirer de la table ses mains courtes et noueuses.

- Ne le quittez pas des yeux, Jackson. Cet homme est très dangereux, prévint Gauche. Au moindre geste, tirez à la jambe ou dans l'épaule. Et maintenant, je demanderai à monsieur Aono de me dire ce qu'il a fait de son insigne en or. Vous ne dites rien ? Dans ce cas, je répondrai moi-même à la question : c'est lord Littleby qui a arraché l'insigne de votre poitrine au moment précis où, du tranchant de la main, vous lui portiez un coup mortel à la tête !

Aono entrouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, au lieu de quoi il se mordit la lèvre de ses dents solides et mal alignées, puis ferma les yeux. Son visage revêtit un étrange détachement.

- On peut reconstituer le tableau du crime de la rue de Grenelle de la façon suivante, poursuivit Gauche, annonçant ses conclusions. Le soir du 15 mars, Gintaro Aono s'est présenté à l'hôtel parti-

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culier de lord Littleby, avec l'intention préméditée de liquider tous les occupants de la maison et de s'emparer du foulard triangulaire appartenant à la collection du maître des lieux. Il était alors déjà en possession d'une place sur le Léviathan, qui devait quitter Southampton quatre jours plus tard. De toute évidence, l'accusé partait en Inde à la recherche du trésor de Brahmapur. Nous ignorons comment il est arrivé à convaincre les serviteurs de se soumettre à la " vaccination contre le choléra ". Il est très probable que l'accusé leur a présenté un faux document émanant prétendument de la mairie. Tout cela pouvait sembler parfaitement vraisemblable car, comme l'indique la dépêche que j'ai reçue, les étudiants en médecine de dernière année sont assez fréquemment réquisitionnés pour la mise en ouvre de mesures prophylactiques de masse. La faculté de médecine comptant un nombre non négligeable d'Asiatiques parmi ses étudiants et ses internes, la peau jaune du visiteur nocturne n'a pas dû éveiller les soupçons des malheureux serviteurs. Le plus monstrueux de tout est la cruauté inhumaine avec laquelle ont été massacrés les deux innocents enfants. J'ai, mesdames et messieurs, une certaine expérience dans la fréquentation des rebuts de la société. Il y a chez nous des vauriens capables, sous le coup de la fureur, de jeter un bébé dans une cheminée allumée, mais une telle monstruosité froidement calculée et commise sans le moindre tremblement de la main... Non, reconnaissez, messieurs, qu'il y a là-dedans quelque chose de pas français, ni d'européen, d'ailleurs.

- Très juste ! s'écria Reynier avec courroux, soutenu de tout cour par le docteur Truffo.

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- La suite est simple, continua Gauche. Après s'être assuré que les serviteurs empoisonnés par ses piqûres avaient sombré dans le sommeil, dont ils ne devaient plus jamais sortir, l'assassin, le plus tranquillement du monde, est monté au premier étage, dans la salle où était conservée la collection, et s'est mis à l'ouvre. Persuadé, bien sûr, que le maître de maison n'était pas là. Or, terrassé par une crise de goutte, au lieu d'être à Spa, l'infortuné lord se trouvait chez lui. Entendant le bruit de verre brisé, il est entré dans la salle, où il a été tué de la manière la plus barbare qui soit. Cet imprévu a fait perdre à l'assassin son sang-froid diabolique. Sans doute avait-il initialement l'intention d'emporter plusieurs des pièces exposées afin de ne pas attirer l'attention sur le fameux foulard, seulement, maintenant, il fallait faire vite. Qui sait, peut-être qu'avant de mourir le lord a crié et que l'assassin a eu peur que les passants n'entendent. Quoi qu'il en soit, il s'est emparé du Shiva, qui n'avait d'autre utilité que de brouiller les pistes, et s'est enfui en toute hâte, sans même remarquer que son insigne du Léviathan était resté dans la main de sa victime. Pour tromper les enquêteurs, Aono est reparti par la fenêtre de l'orangerie... Mais non, ce n'est pas pour ça ! s'exclama Gauche en se donnant une tape sur le front. Comment n'y ai-je pas pensé avant ! Il ne pouvait pas ressortir par la porte à cause des cris. Rien ne disait que des passants n'étaient pas déjà agglutinés devant l'entrée ! Voilà la raison pour laquelle Aono a cassé la vitre de l'orangerie, a sauté dans le jardin et a filé en escaladant la palissade. Mais il s'était inquiété à tort : à cette heure tardive, la rue de Grenelle était vide. Même

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s'il y a effectivement eu des cris, personne n'était là pour les entendre...

L'impressionnable madame Kléber poussa un sanglot. Mrs Truffo finit d'écouter la traduction et, émue aux larmes, se moucha.

Probant, concret, indiscutable, pensa Gauche. Les preuves et les hypothèses de l'enquête se complètent parfaitement. Cela étant, les petits gars, vous n'êtes pas encore au bout des surprises que vous a réservées ce bon vieux Gustave.

- Venons-en à présent au meurtre du professeur Sweetchild. Comme l'a justement fait remarquer l'accusé, à part lui, six autres personnes étaient en mesure de le commettre. Du calme, du calme, mesdames et messieurs ! fit Gauche en levant la main pour endiguer les protestations. Je vais tout de suite démontrer que vous n'avez pas tué le professeur, que le criminel n'est autre que notre ami aux yeux bridés.

Le diabolique Asiate était complètement pétrifié. Il s'était endormi ou quoi ? Ou bien priait-il son dieu japonais ? Eh bien, mon gars, tu peux prier tant que tu veux, n'empêche que tu es bon pour la

Veuve.

C'est alors que, brusquement, une idée fort

déplaisante vint à l'esprit du commissaire. Et si

jamais les Anglais lui piquaient le Japonais pour le

meurtre de Sweetchild ? Après tout le professeur

était citoyen britannique ! Dans ce cas, l'assassin

serait jugé devant un tribunal britannique et, au

lieu de la bonne vieille guillotine française, c'était

le gibet anglais qui l'attendait. Tout mais pas ça !

Qu'avait-on à faire d'un procès à l'étranger ? Le

" crime du siècle " devait être jugé au Palais de

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Justice et nulle part ailleurs ! Peu importait que Sweetchild ait été assassiné sur un bateau anglais ! Il y avait dix cadavres à Paris et, ici, un seul. Sans compter que le paquebot n'était pas une propriété exclusivement britannique, il appartenait à un consortium mixte franco-anglais !

Gauche était tellement inquiet qu'il en avait perdu le fil. Ah ça, vous pouvez toujours courir, pensa-t-il, pas question que je vous cède mon client. Je vais tout de suite en terminer avec cette comédie, et direct chez le consul de France. Et c'est moi-même qui ramènerai l'assassin chez nous. Aussitôt, une image se forma dans son esprit : le port du Havre noir de monde, les autorités policiè-res, les journalistes...