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Mais, en attendant, il fallait boucler l'enquête.

- Que l'inspecteur Jackson nous expose les résultats de la perquisition effectuée par ses soins dans la cabine de l'accusé.

D'un geste de la main, Gauche invita Jackson à prendre la parole.

Ce dernier, concis et professionnel, commença son exposé en anglais, mais le commissaire mit tout de suite le holà :

- C'est la police française qui mène l'enquête, dit-il sévèrement, et la langue officielle de cette affaire est le français. En outre, monsieur, tout le monde ici ne comprend pas votre langue. Et, surtout, je ne suis pas certain que l'accusé maîtrise l'anglais. Or, reconnaissez qu'il a le droit de connaître les résultats de vos investigations.

Cette protestation avait un caractère de principe : dès le départ il fallait remettre les Anglais à leur place. Qu'ils sachent que, dans cette affaire, ils n'étaient pas les premiers.

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Reynier se proposa pour faire l'interprète. Il se posta près de l'Anglais, traduisant au fur et à mesure ses phrases courtes et hachées, qu'il agrémentait d'intonations théâtrales et de gestes éloquents.

- Conformément aux instructions reçues, il a été procédé à la perquisition. Dans la cabine numéro 24. Identité du passager : Gintaro Aono. Nous avons opéré selon les " Règles de procédures relatives à la perquisition en lieu clos ". Pièce triangulaire d'une surface de 200 pieds carrés. Elle a été divisée en 20 carrés horizontaux et 44 verticaux. (Le lieutenant demanda des explications, qu'il retransmit :) On décompose également les murs en carrés, puis on sonde la paroi afin d'y déceler d'éventuelles cachettes. Même si on se demande bien quelles cachettes il pourrait y avoir dans une cabine de paquebot... La perquisition a été menée de façon méthodique : d'abord verticalement, ensuite horizontalement. Aucune cachette n'a été trouvée dans les murs. (A ce point, Reynier écarta les mains, l'air de dire : comme si quelqu'un imaginait autre chose...) Lors de l'inspection de la surface horizontale, les objets suivants ont été saisis et joints au dossier. Un : des documents écrits en idéogrammes. Ils seront traduits et étudiés. Deux : un long poignard de type asiatique avec une lame extrêmement aiguisée. Trois : un sac contenant onze courges provenant d'Egypte. Quatre : sous le lit, des éclats de courges brisées. Et enfin, cinq : un sac de voyage contenant des instruments chirurgicaux. Le logement réservé à un grand scalpel était vide.

L'auditoire poussa un ah ! Le Japonais ouvrit les yeux, lança un bref regard au commissaire, mais, de nouveau, ne dit rien.

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II est sur le point de céder, pensa Gauche. A tort. Sans se lever de sa chaise, l'Asiate se tourna brusquement vers l'inspecteur debout derrière lui et, d'un geste incisif, il frappa par en dessous la main qui tenait le revolver. Alors que l'arme décrivait dans l'air un arc pittoresque, le Japonais, vif comme l'éclair, s'élança vers la porte. Il l'ouvrit d'un coup et... sa poitrine se heurta à deux coïts : ceux des policiers qui montaient la garde dans le couloir. La seconde suivante, ayant terminé sa trajectoire, le revolver de l'inspecteur s'écrasa au beau milieu de la table, et le coup partit dans un fracas assourdissant. Un tintement, un cri perçant, de la fumée.

Gauche évalua rapidement la situation : l'accusé reculait en direction de sa chaise ; Mrs Truffo était évanouie ; on n'observait pas d'autres victimes ; Big Ben montrait un trou juste en dessous de son cadran, ses aiguilles s'étaient immobilisées. Les heures sonnaient. Les dames poussaient des cris aigus. Mais dans l'ensemble la situation était sous contrôle.

Quand le Japonais fut remis sur sa chaise et, par précaution, menotte, quand on eut ranimé la femme du docteur et que chacun eut repris sa place, le commissaire sourit et dit, avec un sang-froid quelque peu affecté :

- Vous venez à l'instant d'assister, messieurs les jurés, à la scène des aveux. Aveux faits, il est vrai, d'une manière assez inhabituelle.

Il avait réitéré son lapsus à propos des jurés, mais, cette fois, ne se reprit pas. Tant qu'à faire, puisque c'était une répétition...

- C'était la dernière des preuves, la dernière et la plus directe qui puisse être, conclut Gauche,

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satisfait. Et à vous, Jackson, un blâme. Je vous avais pourtant prévenu que ce bonhomme était dangereux.

L'inspecteur était rouge comme une écrevisse. Qu'il apprenne à rester à sa place, celui-là.

Bref, tout s'arrangeait pour le mieux.

Le Japonais était assis avec trois canons braqués sur lui, ses mains menottées serrées sur sa poitrine. Il avait de nouveau fermé les yeux.

- C'est tout, monsieur l'inspecteur. Vous pouvez l'emmener. Qu'en attendant il reste quelque temps chez vous, au violon. Ensuite, quand les formalités seront terminées, je me chargerai de le ramener en France. Adieu, mesdames et messieurs. Le vieux Gauche descend à terre et vous souhaite à tous un excellent voyage.

- Je crains, c-commissaire, qu'il ne vous faille rester avec nous, prononça le Russe d'un ton habituel.

Tout d'abord, Gauche crut avoir mal entendu.

- Pardon ?

- Monsieur Aono n'est en rien coupable, et l'enquête va devoir être p-poursuivie.

Gauche devait avoir l'air complètement idiot : les yeux lui sortaient de la tête, le sang affluait à ses

joues.

Sans attendre l'explosion, le Russe dit avec un aplomb réellement inimitable :

- Monsieur le capitaine, c'est vous le maître à bord. Le commissaire vient de jouer devant nous une p-parodie de procès d'assises, dans laquelle il s'est attribué le rôle du procureur, qu'il a au demeurant interprété de façon extrêmement convaincante. Cependant, dans tout procès civilisé, après

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l'accusation, la p-parole est donnée à la défense. Si vous me le permettez, je m'arrogerai ce rôle.

- Pourquoi perdre du temps ? s'étonna le capitaine. Tout m'a l'air parfaitement clair. Monsieur le policier a fort bien tout expliqué.

- Débarquer un p-passager n'est pas un acte anodin. En fin de compte, toute la responsabilité incombe au capitaine. Pensez au préjudice que vous feriez subir à la réputation de la c-compagnie de navigation s'il s'avérait qu'une erreur a été commise. Or, je vous affirme (Fandorine éleva légèrement la voix) que le commissaire est dans l'erreur.

- C'est absurde ! s'exclama Gauche. Mais je ne discuterai pas. C'est même très intéressant. Parlez, monsieur, je vous écouterai avec plaisir.

Puisque c'était une répétition, autant aller jusqu'au bout. Ce gamin était loin d'être bête et il était possible qu'il ait découvert, dans la logique de l'accusation, des failles qu'il faudrait combler. Si, au cours du procès, le procureur se trouvait en difficulté, le commissaire Gauche pourrait venir à sa rescousse.

Fandorine croisa les jambes et entoura son genou de ses mains.

- Vous avez prononcé un discours aussi brillant que p-persuasif. A première vue, l'argumentation semble exhaustive. Votre enchaînement logique paraît presque irréprochable, quoique les p-prétendus " faits indirects " n'aient, cela va sans dire, aucune espèce de valeur. Oui, monsieur Aono était à Paris le 15 mars. Oui, il est exact que monsieur Aono n'était pas présent dans le salon au moment du meurtre du p-professeur. En soi, ces deux faits ne signifient rien, inutile donc de nous y attarder.

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- D'accord, d'accord, approuva sarcastique-ment Gauche. Passons directement aux preuves.

- Avec plaisir. J'ai compté cinq preuves plus ou moins valables. Monsieur Aono est médecin, mais, pour une raison quelconque, il a dissimulé ce fait. Et d'un. Monsieur Aono est capable, d'un coup, de fracasser un objet dur : une courge, et éventuellement une tête. Et de deux. Monsieur Aono ne porte pas l'emblème du Léviathan. Et de trois. Dans le sac de voyage de l'accusé manquait un scalpel susceptible d'avoir servi à égorger le professeur Sweet-child. Et de quatre. Et, enfin, cinq : l'accusé vient à l'instant, sous nos yeux, de faire une tentative de fuite, se démasquant par là même définitivement. Je pense n'avoir rien oublié ?