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- Il faudrait ajouter un sixième point, intervint le commissaire. Il ne peut fournir d'explication pour aucun des cinq précédents.

- Bien, disons six, consentit volontiers le

Russe.

Gauche eut un sourire goguenard :

- D'après moi, c'est plus qu'il n'en faut à n'importe quel jury d'assises pour envoyer ce cher monsieur à la guillotine.

L'inspecteur Jackson secoua subitement la tête

et grommela :

- To thé gallows.

- Non, à la potence, traduisit Reynier. Ah, le perfide Anglais ! Voilà bien le serpent qu'il avait réchauffé en son sein !

- Si vous permettez, s'échauffa Gauche, c'est la partie française qui a mené l'enquête, et ce loustic sera envoyé à la guillotine !

- Mais la preuve décisive, l'absence du scalpel, a été découverte par la partie britannique. Il ira à la potence, traduisit le lieutenant.

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- Le crime principal a été commis à Paris. A la guillotine !

- Mais lord Littleby était citoyen britannique. Le professeur Sweetchild également. Donc, à la potence.

Le Japonais semblait ne pas entendre cette dispute, qui menaçait de tourner au conflit mondial. Ses yeux restaient fermés, son visage était dénué de toute expression. Tout de même, ces Jaunes, ils ne sont pas comme nous, pensa Gauche. Et quand on songe à tout ce monde qu'il va falloir mobiliser pour lui : le procureur, l'avocat, les jurés, les magistrats en grande tenue. Bon, bien sûr, tout cela est normal, la démocratie est la démocratie, mais c'est quand même ce qui s'appelle donner de la confiture aux cochons.

Après une pause, Fandorine demanda :

- Ça y est, le débat est clos ? Je p-peux poursuivre ?

- Allez-y, fit Gauche d'un air maussade en songeant aux futures bagarres avec les Britanniques.

- Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, laissons également les courges de côté. Cela non plus ne p-prouve rien.

Le commissaire commençait à en avoir assez de toute cette comédie.

- D'accord. Nous n'allons pas ergoter.

- P-parfait. Il reste cinq points : il a caché le fait qu'il soit médecin ; il n'a pas son insigne ; il lui manque un scalpel ; il a tenté de s'enfuir ; il ne donne pas d'explications.

- Et chaque point suffit à lui seul pour l'envoyer... à l'échafaud.

- Le problème, commissaire, est que vous p-pensez à l'européenne, alors que monsieur Aono

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a une autre logique, japonaise, que vous n'avez pas eu le temps de p-pénétrer. Il se trouve que j'ai eu plus d'une fois l'honneur de discuter avec cet homme et que j'appréhende mieux que vous son état d'esprit. Monsieur Aono n'est pas seulement un Japonais, c'est un samouraï, de surcroît issu d'une f-famille très ancienne et influente. Ce qui est important pour l'affaire qui nous occupe. Durant cinq cents ans, les hommes de la famille Aono ont été exclusivement des guerriers, toutes les autres p-professions étant considérées comme indignes des membres d'une aussi noble lignée. L'accusé est le troisième fils de la famille. Quand le Japon décida de faire un p-pas décisif en direction de l'Europe, beaucoup de familles nobles commencèrent à envoyer leurs fils étudier à l'étranger. Ce que fit également le père de monsieur Aono. Il envoya son fils aîné en Angleterre pour qu'il fasse ses études d'officier de marine. Il faut savoir que la province de Satsuma, où réside la famille Aono, fournit des c-cadres à la flotte de guerre du Japon et que l'engagement dans la marine y est considéré comme ce qu'il y a de plus prestigieux. Monsieur Aono père envoya son second fils en Allemagne, à l'académie militaire. Après la guerre de 1870 entre la France et l'Allemagne, les Japonais avaient en effet décidé de s'inspirer du m-modèle allemand pour l'organisation de leur armée, et tous leurs conseillers militaires étaient allemands. Ces informations concernant la famille Aono m'ont été communiquées par l'accusé lui-même.

- Bon, mais qu'est-ce qu'on en a à faire de toutes ces histoires d'aristocrates ? demanda Gauche avec irritation.

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- Mon attention a été attirée par le fait que l'accusé parlait avec f-fierté de ses ancêtres et de ses frères aînés, alors qu'il préférait ne pas s'étendre sur lui-même. J'avais depuis longtemps noté que, p-pour un ancien élève de Saint-Cyr, monsieur Aono était singulièrement peu versé dans les questions militaires. Et d'ailleurs, pour quelle raison l'aurait-on envoyé à l'académie militaire française alors qu'il expliquait lui-même que l'armée j-japo-naise se structurait sur le modèle allemand ? Et maintenant, voici l'aboutissement de ma réflexion. Conformément à l'air du temps, monsieur Aono père décida de donner à son troisième fils une profession foncièrement pacifique, en faisant de lui un médecin. Pour autant que je le sache d'après mes lectures, il n'est pas de c-coutume au Japon de contester une décision du chef de famille, si bien que l'accusé partit docilement à Paris, pour y faire ses études à la faculté de médecine. Cela, toutefois, ne l'empêcha pas de se sentir p-profondément malheureux, voire déshonoré. Lui, un Aono, rejeton d'une lignée de guerriers, obligé de manipuler des pansements et des c-clystères ! Voilà pourquoi il s'est présenté à nous comme étant officier. Il avait tout simplement honte d'avouer sa profession indigne d'un chevalier. D'un point de vue européen, cela peut paraître aberrant, mais essayez de voir les choses avec ses yeux. Qu'aurait éprouvé votre compatriote d'Artagnan si, rêvant d'endosser la cape des mousquetaires, il s'était retrouvé médecin ?

Gauche remarqua un changement chez le Japonais. Il avait ouvert les yeux et regardait Fandorine avec un trouble évident, tandis que des taches

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pourpres étaient apparues sur ses joues. Il rougit ou quoi ? C'est quand même fou !

- Mon Dieu, que d'égards, fit Gauche avec un ricanement mauvais. Mais je ne veux pas chicaner. Parlez-moi plutôt, monsieur l'avocat de la défense, de l'emblème du Léviathan. Où votre timide client l'a-t-il donc fourré ? Il avait honte de le porter ?

- Vous avez absolument raison, fit le soi-disant avocat en hochant la tête d'un air impassible. P-précisément, il avait honte. Vous voyez ce qui est écrit sur cet insigne ?

Gauche regarda son revers.

- Il n'y a rien d'écrit. Seulement les trois initiales de la compagnie de navigation Jasper-Arto

partnership.

- Exactement, dit Fandorine en dessinant trois grandes lettres dans l'espace. J - A - P. Ce qui donne " Jap ", sobriquet méprisant qu'utilisent les Européens pour désigner les Japonais. Tenez, vous, commissaire, vous seriez d'accord pour porter un insigne sur lequel serait inscrit " grenouille " ?

Le capitaine Cliff renversa la tête en arrière et partit d'un rire sonore. Même Jackson avec sa tête de croque-mort et la guindée miss Stamp sourirent. En revanche, les taches pourpres s'élargirent sur le visage du Japonais.

Le cour de Gauche se serra, en proie à un mauvais pressentiment. Sa voix se voila ridiculement.

- Et il ne pouvait pas expliquer ça tout seul ?

- Non, impossible. Voyez-vous, d'après ce que j'ai pu comprendre à la lecture de divers ouvrages, la d-différence majeure qui oppose les Européens et les Japonais a trait au fondement moral du comportement social.

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- Un peu trop subtil, fit remarquer le capitaine. Le diplomate se tourna vers lui :

- Nullement. La culture chrétienne est bâtie sur le sentiment de la faute. Il est mal de p-pécher, parce que ensuite on sera tourmenté par le remords. Pour éviter la culpabilité, tout Européen normal essaie d'agir conformément à la morale. Exactement de la même manière, les Japonais s'efforcent de ne pas violer les normes éthiques, mais pour une raison différente. Dans leur société, c'est la honte qui joue le rôle de rempart moral. Rien n'est plus pénible pour le Japonais que de se trouver dans une situation humiliante, d'être exposé à la v-vindicte ou, pis, à la risée publique. C'est pour cela que le Japonais craint énormément de commettre des mauvaises actions. Croyez-moi, en tant que civilisateur social, la honte est plus efficace que la conscience. De son point de vue, il était absolument inconcevable pour monsieur Aono d'évoquer à haute voix l'objet de sa honte, a fortiori en présence d'étrangers. Etre médecin plutôt que militaire est quelque chose de honteux. Avouer qu'il avait menti était plus honteux encore. Admettre que lui, un samouraï japonais, puisse donner ne serait-ce qu'une once de justification à des surnoms injurieux, était à plus forte raison exclu.