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Décidément, la discussion n'aboutissait à rien. En désespoir de cause, je m'écriai :

" Sachez que je ferai n'importe quoi pour vous ! " Et je précisai mon serment afin d'éviter tout malentendu ultérieur : " Pour autant que cela ne porte pas préjudice à Sa Majesté, à mon pays et à l'honneur de ma famille. "

Mes paroles déclenchèrent chez Fandorine-san une curieuse réaction. Il se mit à rire ! Non, je n'arriverai sans doute jamais à comprendre les Cheveux Rouges. " Eh bien, dit-il en me serrant la main. Si vous insistez, je vous en prie. Sans doute prendrons-nous le même bateau pour rejoindre le Japon depuis Calcutta. Vous pourrez me payer votre dette en leçons de japonais. "

Hélas, cet homme ne me prend pas au sérieux. Je voulais me lier d'amitié avec lui, mais, plus qu'à moi, Fandorine-san s'intéresse à Fox, le pilote, un homme borné et inintelligent. Mon bienfaiteur passe pas mal de temps en compagnie de ce bavard,

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prête une oreille attentive à ses rodomontades concernant ses aventures maritimes et amoureuses et reste même avec lui pendant son quart ! Pour être franc, cela m'offense. Aujourd'hui j'ai été témoin de la façon dont Fox dépeignait son aventure avec " une aristocrate japonaise " de Nagasaki. Il parla de ses petits seins, de ses lèvres vermeilles et autres particularités de cette " poupée miniature ". Il devait s'agir d'une de ces putains bon marché du quartier fréquenté par les marins. Une jeune fille de bonne famille n'échangera jamais un seul mot avec un barbare ! Le plus vexant est que Fandorine-san écoutait ce délire avec un intérêt manifeste. J'étais sur le point d'intervenir quand le capitaine Reynier s'est approché et a envoyé Fox s'occuper de quelque chose.

Ah oui, au fait ! J'en oubliais de raconter un événement important qui est venu trou-

bler la vie du bateau ! Malgré tout, sa petite lueur aveugle le ver luisant, elle l'empêche de voir le monde environnant dans sa dimension réelle.

Or, à la veille de quitter Bombay, eut lieu une véritable tragédie, auprès de laquelle mes tourments paraîtront bien insignifiants.

A huit heures et demie du matin, alors que le paquebot levait déjà l'ancre et s'apprêtait à larguer les amarres, quelqu'un se présenta au bateau, porteur d'une dépêche pour le capitaine Cliff. Je me tenais sur le pont et je regardais Bombay, ville qui venait de jouer un rôle crucial dans mon destin. Je voulais que ce spectacle s'imprime à tout jamais dans mon cour. Voilà pourquoi je me retrouvai témoin de l'événement.

Le capitaine lut la dépêche et, brusquement, son visage se transforma de manière

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saisissante. Je n'avais encore jamais rien vu de pareil ! On aurait dit un acteur de nô enlevant son masque de redoutable guerrier pour enfiler celui de la folle douleur. Le visage tanné, aux traits grossiers, du vieux loup de mer se mit à trembler. Le capitaine émit un son entre la plainte et le sanglot et commença à aller et venir sur le pont. " Oh God ! cria-t-il d'une voix rauque. Mypoorgirl1 ! " Puis, quittant la passerelle, il descendit à la hâte - pour rejoindre sa cabine, ainsi que je l'appris plus tard.

Les préparatifs du départ furent interrompus. Le petit déjeuner fut servi à l'heure habituelle, en l'absence toutefois du lieutenant Reynier. On ne parla que de l'étrange conduite du capitaine en essayant de deviner ce que pouvait bien contenir le télégramme. Le second fit une courte appa-

1. Oh, Dieu ! Ma pauvre petite fille !

rition alors que le repas touchait à sa fin. Reynier-san avait une mine affligée. Il nous apprit que la fille unique de Cliff-san (j'ai déjà eu l'occasion de dire que le capitaine chérissait sa fille plus que tout au monde) avait été gravement brûlée dans l'incendie de son pensionnat. Les médecins craignaient pour sa vie. Le lieutenant expliqua que mister Cliff était dans tous ses états. Il avait décidé de quitter immédiatement le Léviathan et de rentrer en Angleterre par le premier paquebot. Il n'arrêtait pas de répéter que sa place était auprès de sa chère petite. Pour sa part, le lieutenant ne cessait de dire : " Et maintenant qu'est-ce qui nous attend ? Ce voyage est maudit ! " Nous avons fait de notre mieux pour le consoler. J'avoue que la décision du capitaine a suscité ma réprobation. Je peux comprendre son chagrin, mais un homme à qui une tâche a été confiée n'a pas le droit de se

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laisser guider par ses sentiments personnels. A plus forte raison un capitaine dans l'exercice de ses fonctions. Où irait la société si l'empereur, le président ou encore le Premier ministre faisaient passer leur intérêt personnel avant leur devoir? Ce serait le chaos, alors que le sens et l'objet du pouvoir consistent à lutter contre le chaos et à maintenir l'harmonie.

Je suis ressorti sur le pont pour voir mister Cliff quitter le navire qui lui avait été confié. Et le Très-Haut m'infligea une nouvelle leçon, une leçon de compassion.

Le capitaine, le dos voûté, marchant et courant tout à la fois, descendit la passerelle. Il tenait à la main un sac de voyage, un matelot le suivait, chargé d'une unique valise. Sur le quai, le capitaine s'arrêta, tourna la tête vers le Léviathan, et je vis son large visage qui luisait de larmes. L'instant suivant, il tituba puis s'écroula, face contre terre.

Je m'élançai vers l'homme qui venait de tomber. A en juger par sa respiration saccadée et les mouvements convulsifs de ses extrémités, il s'agissait d'une grave hémorragie cérébrale. Le docteur Truffo, accouru à son tour, confirma mon diagnostic.

En effet, ce sont des choses qui arrivent fréquemment quand le cerveau d'un homme ne peut supporter le conflit entre la voix du cour et l'appel du devoir. Je suis coupable devant le capitaine Cliff.

On emmena le malade à l'hôpital, tandis que le Léviathan s'éternisait à quai. Le visage livide tant il était bouleversé, Rey-nier-san se rendit au télégraphe, afin de s'entretenir avec la compagnie de navigation, à Londres. Il ne revint qu'à la nuit tombée. Les nouvelles étaient les suivantes : Cliff-san était toujours inconscient; Reynier-san prendrait provisoirement le commandement du navire, et, à Calcutta, un nouveau capitaine monterait à bord.

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Nous quittâmes Bombay avec dix heures de retard.

Ces jours-ci, je ne marche pas, je vole. Tout m'enchante, l'éclat du soleil, les paysages de la côte indienne, la lenteur et l'oisiveté de la vie sur ce grand navire. Même le salon Windsor, où je venais comme au supplice, la gorge serrée, m'est maintenant devenu presque familier. Mes compagnons de table se comportent à mon égard de manière toute différente - sans cette méfiance ni ce mépris teinté de dégoût. Tous se montrent charmants et aimables, et moi-même j'ai avec eux une attitude différente. Même Kléber-san, que j'étais prêt à étrangler de mes propres mains (la pauvrette !), ne me semble plus repoussante. C'est simplement une jeune femme qui, se préparant pour la première fois à être mère, est entièrement dominée par l'égoïsme puéril de cet état nouveau pour

elle. Depuis qu'elle a appris que j'étais médecin, elle me pose constamment des questions d'ordre médical et se plaint à moi de ses moindres petits malaises. Auparavant, son unique victime était le docteur Truffo, mais maintenant nous sommes deux à écoper. Le plus curieux est que cela ne me pèse aucunement. Au contraire, mon statut est maintenant infiniment plus élevé qu'au temps où l'on me croyait officier. Stupéfiant !

Au Windsor, je bénéficie d'une situation privilégiée, qui ne tient pas uniquement au fait que je sois médecin ou encore, pour reprendre l'expression de Mrs Truffo, un innocent martyr de l'arbitraire policier. Non, le point le plus important est que je ne peux en aucun cas être l'assassin. Cela a été prouvé et officiellement confirmé. Et, par ce fait, je me retrouve dans la caste supérieure, aux côtés du commissaire de

police et du capitaine nouvellement promu (qui, d'ailleurs, a pratiquement cessé de fréquenter notre salon : il est très occupé, et un steward lui porte ses repas directement sur la passerelle). Nous sommes tous les trois hors de cause, et il n'y a personne pour nous regarder par en dessous d'un air craintif.