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J'ai de la peine pour toute cette assemblée du Windsor, sincèrement de la peine. Grâce à ma clairvoyance fraîchement acquise, je discerne nettement ce que d'autres ne voient pas, même le perspicace Fan-dorine-san.

Parmi mes compagnons de table il n'y a pas d'assassin. Aucun d'entre eux ne convient au rôle du malfaiteur. J'observe attentivement ces gens : ils ont des défauts et des faiblesses, mais il n'y a pas ici d'homme à l'âme assez noire pour tuer de sang-froid onze innocents, dont deux

enfants. J'aurais repéré son haleine fétide. J'ignore de la main de qui a été tué Sweet-child-sensei, mais je suis sûr que le coupable est ailleurs. Le commissaire s'est quelque peu trompé dans ses suppositions : le criminel se trouve sur le paquebot, mais pas dans le Windsor. Peut-être écoutait-il à la porte lorsque le professeur a commencé à nous faire part de ses découvertes.

Si Gauche-san n'était pas aussi têtu et avait considéré les windsoriens sans idées préconçues, il aurait compris qu'il perdait inutilement son temps.

Je passe en revue notre tablée.

Fandorine-san. Son innocence est évidente. Sinon aurait-il détourné les soupçons qui pesaient sur moi, alors que ma culpabilité ne faisait de doute pour personne ?

Les époux Truffo. Le docteur est quelque peu comique, mais c'est un très brave

K)

homme. Il ne ferait pas de mal à une cigale. Sa femme est l'incarnation de la bienséance anglaise. Elle serait incapable de tuer qui que ce soit, tout simplement parce que cela ne se fait pas.

M.-S.-san. C'est un personnage étrange, il n'arrête pas de marmonner dans sa barbe et peut se montrer brusque, mais une profonde et sincère souffrance habite son regard. Un homme avec de tels yeux ne commet pas des crimes de sang-froid.

Kléber-san. Avec elle, tout est clair comme le jour. Premièrement, dans l'espèce humaine, il n'est guère usuel qu'une femme qui s'apprête à mettre un nouvel être au monde anéantisse d'autres vies humaines avec une telle légèreté. La grossesse est un mystère qui incite à la sollicitude à l'égard de l'être humain. Deuxièmement, au moment de l'assassinat du savant, Kléber-san se trouvait auprès du policier.

Et, pour finir, Stamp-san. Elle n'a pas d'alibi, mais l'imaginer se glissant furtivement derrière son compagnon de table, le bâillonnant de sa petite main frêle, tandis que de l'autre main elle brandit mon funeste scalpel... Du délire complet. C'est exclu.

Ouvrez les yeux, commissaire-san. Vous êtes dans l'impasse.

ce

J'ai comme du mal à respirer. Ne serait-: pas la tempête qui approche ?

Commissaire Gauche

Cette maudite insomnie avait atteint des sommets. C'était la cinquième nuit qu'il était au supplice, et plus ça allait, pire c'était. Il ne s'assoupissait qu'au petit matin, et c'étaient alors d'épouvantables cauchemars. Il se réveillait complètement fourbu, et toutes sortes d'inepties s'imposaient à son esprit embrumé par les visions nocturnes. N'était-il pas effectivement temps pour lui de prendre sa retraite ? Il aurait bien tout envoyé promener, mais c'était impossible. Rien n'était pire que de finir sa vie dans la misère et le dénuement. Quelqu'un s'apprêtait à mettre la main sur un trésor d'un milliard et demi de francs, et lui, pauvre vieux, il allait terminer son existence avec cent vingt-cinq malheureux francs par mois.

Dans la soirée, des éclairs avaient commencé à sillonner le ciel, le vent à hurler dans les mâts et le Léviathan à tanguer lourdement au rythme des lames noires et vigoureuses. Gauche était resté allongé sur son lit à regarder en l'air. Le plafond était tantôt noir, tantôt d'un blanc surnaturel quand fusait un éclair. Sur le pont, la pluie crépitait ; sur la table, un verre oublié contenant une potion contre le mal d'estomac allait et venait en faisant tinter la petite cuillère qui s'y trouvait.

C'était la première fois de sa vie que Gauche se retrouvait dans une tempête en mer, mais il n'avait pas peur. Comme si pareil mastodonte pouvait faire naufrage ! Il allait tanguer, gronder, et puis tout reprendrait son cours normal. Le seul problème, c'était ces roulements de tonnerre qui

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empêchaient de s'endormir. A peine commençait-on à fermer l'oil que de nouveau : tram-tararam !

Pourtant, il avait tout de même dû s'assoupir, car il venait de se relever d'un bond dans son lit, sans comprendre ce qui se passait. Son cour frappait des coups secs qui se répercutaient dans toute la cabine.

Non, ce n'était pas son cour, c'était à la porte.

- Commissaire ! (Toc, toc, toc.) Commissaire ! (Toc, toc, toc.) Ouvrez ! Vite !

De qui était-ce la voix ? Celle de Fandorine apparemment.

- Qui est-ce ? Que voulez-vous ? cria le commissaire en pressant sa main sur le côté gauche de sa poitrine. Vous n'êtes pas bien ou quoi ?

- Ouvrez, nom d'un chien !

Oh, oh ! Il en avait une façon de parler tout d'un coup, le diplomate ! Visiblement, il s'était passé quelque chose de grave.

- Tout de suite !

Gauche ôta pudiquement son bonnet de nuit à pompon (c'était cette bonne vieille Blanche qui le lui avait tricoté), passa sa robe de chambre et enfila ses mules.

Il jeta un coup d'oil par la porte entrouverte : eh oui, c'était bien Fandorine. En redingote et cravate, avec, à la main, une canne à pommeau d'ivoire. Ses yeux lançaient des éclairs.

- Quoi ? demanda Gauche, sur ses gardes, s'attendant à quelque insanité de la part de son visiteur nocturne.

Le diplomate se mit à parler d'une manière inhabituelle pour lui : rapidement, par phrases hachées et sans bégaiement.

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- Habillez-vous. Prenez une arme. Il faut arrêter le capitaine Reynier. Au plus vite. Il nous conduit droit sur les rochers.

Gauche secoua la tête. C'était quoi encore, cette histoire à dormir debout ?

- Vous avez abusé du haschich, monsieur le

Russe, ou quoi ?

- Je ne suis pas seul ici, répondit Fandorine.

Le commissaire se pencha dans le couloir et vit deux hommes qui faisaient le pied de grue non loin. L'un était le baronet maboul. Quant à l'autre, qui était-ce ? Ah oui, le pilote. Comment s'appelait-il déjà... Fox.

- Dépêchez-vous un peu de comprendre, continuait d'assener le diplomate. Le temps presse. Je lisais dans ma cabine. On frappe. Sir Reginald. A une heure du matin, il a fait le point. Avec son sextant. On ne suit pas le bon cap. On devrait contourner l'île de Mannar par la gauche. Et on est en train de la prendre par la droite. Il a réveillé le pilote.

Fox, parlez.

Le pilote avança d'un pas. Il avait l'air complètement affolé.

- Hauts-fonds, monsieur, là-bas, baragouina-t-il en français. Et rochers. Léviathan très lourd. Seize mille tonnes, monsieur ! Sur hauts-fonds, se casser en deux, comme une pain français. Comme baguette, vous comprenez ? Si garder ce cap encore un demi-heure, fini, impossible revenir en

arrière !

Ça, c'était la meilleure ! Comme si ça ne suffisait pas, il fallait maintenant que le vieux Gustave se mêle de la navigation ! Il ne lui manquait plus que cette fichue île de Mannar !

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- Et pourquoi vous n'allez pas dire vous-même au capitaine qu'il... enfin... qu'il ne va pas où il faut?

Le pilote se tourna vers le Russe.

- Monsieur Fandorine dire que non.

- Reynier est de toute évidence en train de jouer son va-tout, recommença à marteler le diplomate. Il est prêt à n'importe quoi. Il mettra le pilote aux arrêts. Pour insubordination. Il pourrait même faire usage de son arme. Il est le capitaine. Sur le bateau, sa parole a force de loi. A part nous trois, personne n'est au courant de ce qui se trame. Il faut un représentant de l'autorité. Vous, commissaire. Allez, montons !

- Doucement, doucement ! fit Gauche en se prenant le front. Je ne sais plus où j'en suis, avec vos histoires. Reynier est devenu fou, c'est ça ?