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- Non. Mais il a l'intention de couler le navire. Et tous les gens qui se trouvent à bord.

- Pour quelle raison ? Au nom de quoi ?

Non, des choses pareilles n'avaient pas lieu dans la réalité. Il rêvait, il faisait un cauchemar.

Comprenant qu'il ne ferait pas bouger Gauche aussi facilement, Fandorine reprit de façon plus claire et plus explicite :

- Je n'ai qu'une explication possible. Elle est monstrueuse. Reynier veut couler le paquebot avec ses passagers afin d'effacer toute trace du crime, de faire tomber l'enquête à l'eau. Au sens propre. Que quelqu'un puisse envoyer un millier de personnes dans l'autre monde sans sourciller est difficile à croire, n'est-ce pas ? Mais rappelez-vous la rue de Grenelle, rappelez-vous Sweetchild, et vous comprendrez alors que, dans la chasse au trésor de Brahmapur, les vies humaines ne valent pas cher.

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Gauche avala sa salive.

- La chasse au trésor de Brahmapur ?

- Oui, répondit Fandorine, essayant de se contenir. Reynier est le fils du rajah Bagdassar. Je le soupçonnais, mais je n'en avais pas la certitude. Maintenant je n'ai plus aucun doute.

- Mais comment cela, le fils ? C'est inepte ! Le rajah était indien, alors que Reynier est français de pure souche.

- Vous avez remarqué qu'il ne mange ni bouf ni porc ? Vous savez pourquoi ? C'est une habitude qui lui vient de son enfance. En Inde, la vache est un animal sacré, et, quant au porc, les musulmans n'en mangent pas. Le rajah était indien, mais adepte de l'islam.

- Cela ne prouve pas grand-chose, fit Gauche en haussant les épaules. Reynier disait qu'il suivait un régime.

- Et son teint basané ?

- Il a bruni dans les mers du Sud.

- Au cours des deux dernières années, Reynier a uniquement navigué sur les lignes Londres-New York et Londres-Stockholm. Demandez à monsieur Fox. Non, Gauche, Reynier est à demi indien. La femme du rajah de Bagdassar était française. Au moment de la révolte des cipayes, leur fils poursuivait son éducation en Europe. Ou plutôt en France, dans la patrie de sa mère. Vous avez eu l'occasion d'aller dans la cabine de Reynier ?

- Oui, j'y ai été invité, comme d'autres.

- Vous avez vu la photographie posée sur sa table ? " Bon vent... Françoise B. " ?

- Oui, bien sûr, je l'ai vue. C'est sa mère.

- Si c'est sa mère, pourquoi B., et non R. ? Le fils et la mère devraient porter le même nom de famille.

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- Peut-être s'est-elle remariée.

- Peut-être. Je n'ai pas eu le temps de vérifier. Mais si " Françoise B. " signifiait " Françoise Bagdassar " ? Les rajahs indiens, on le sait, n'ont pas de nom de famille, comme cela se fait en Europe.

- Et, dans ce cas, d'où vient le nom de Reynier ?

- Je l'ignore. Mais l'on peut supposer que, lors de sa naturalisation, il a pris le nom de jeune fille de sa mère.

- Tout cela, ce sont des conjectures, objecta Gauche d'un ton tranchant. Il n'y a pas un seul fait avéré. Que des " si " et des " peut-être ".

- D'accord. Mais la conduite de Reynier lors de l'assassinat de Sweetchild n'est-elle pas suspecte ? Vous vous souvenez de la façon dont le lieutenant a offert d'aller chercher le châle de madame Klé-ber ? Et a demandé au professeur de ne pas commencer sans lui ? Je pense que, durant ces quelques minutes d'absence, Reynier a eu le temps de mettre le feu à la poubelle et de faire un saut dans sa cabine pour y prendre le scalpel.

- Mais qu'est-ce qui vous prouve que le scalpel était justement chez lui ?

- Je vous ai dit que le baluchon du nègre avait disparu du canot après les recherches. Or, qui les conduisait ? Reynier !

Gauche secoua la tête d'un air sceptique. Le paquebot fit une embardée telle qu'il se cogna douloureusement l'épaule au chambranle. Ce qui ne contribua guère à améliorer son humeur.

- Vous vous rappelez les paroles de Sweetchild ? continua Fandorine. (Il sortit sa montre de sa poche, et son débit s'accéléra.) Il a déclaré : " Et

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tout s'est agencé : l'histoire du foulard, le fils du rajah. Il suffit de consulter les listes de l'Ecole maritime, la solution est là. " Autrement dit, non seulement il avait découvert le secret du foulard, mais encore avait-il appris quelque chose d'important à propos du fils du rajah. Par exemple, qu'il avait fait ses études à l'Ecole maritime de Marseille. Car, en effet, Reynier est bien sorti de cette école. L'indianiste a parlé d'un télégramme envoyé à un de ses amis du ministère français de l'Intérieur. Il est possible que Sweetchild ait voulu se renseigner sur ce qu'était devenu le garçon. Et, visiblement, il avait trouvé quelque chose, mais il est peu probable qu'il ait deviné que Reynier était l'héritier de Bagdassar, sinon il se serait montré

plus méfiant.

- Et qu'avait-il flairé concernant le foulard ?

demanda Gauche, avide de savoir.

- Je crois être en mesure de répondre à cette question. Mais pas maintenant, après. Il est plus que temps d'y aller !

- Ainsi, selon vous, Reynier a lui-même manigancé ce petit incendie et, profitant de la panique, a réduit au silence le professeur ? demanda Gauche, pensif.

- Oui, bon Dieu, oui ! Faites un peu travailler vos méninges ! Les preuves sont minces, je sais, mais encore vingt minutes, et le Léviathan entrera

dans la passe.

Cependant, le commissaire continuait d'hésiter.

- L'arrestation d'un capitaine en pleine mer, c'est une mutinerie. Pourquoi prenez-vous pour argent comptant les déclarations de ce monsieur ? demanda-t-il avec un mouvement du menton en

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direction du baronet loufoque. Il ne fait que raconter des fariboles.

Le rouquin eut un petit rire méprisant et regarda Gauche comme s'il était un cloporte ou un tas de boue. Il ne méritait même pas qu'on lui réponde.

- Parce que j'ai depuis longtemps des soupçons sur Reynier, prononça le Russe à toute vitesse. Et parce que cette histoire avec le capitaine Cliff m'a semblé bizarre. Pourquoi le lieutenant a-t-il eu besoin de discuter aussi longuement par télégraphe avec la compagnie de navigation ? Ne peut-on en conclure que personne à Londres n'était au courant de l'accident dont avait été victime la fille de Cliff ? Et, dans ce cas, qui a envoyé le télégramme à Bombay ? La direction du pensionnat ? On doute qu'elle ait été informée de l'itinéraire au jour le jour du Léviathan. N'est-ce pas Reynier qui a lui-même envoyé cette dépêche ? Dans mon guide il est écrit que Bombay possède pas moins d'une douzaine de stations télégraphiques. Envoyer un télégramme d'un point à un autre de la ville est un jeu d'enfant.

- Et pourquoi diable avait-il besoin d'envoyer un tel télégramme ?

- Pour s'emparer du bateau. Il savait qu'après une pareille nouvelle, Cliff ne pourrait continuer le voyage. Mais demandez plutôt pourquoi Reynier a pris un tel risque. Pour flatter bêtement son amour-propre, pour le plaisir de commander un paquebot pendant une petite semaine, et après, advienne que pourra ? Non, il n'y a qu'une réponse : pour envoyer le Léviathan par le fond, avec ses passagers et son équipage. L'enquête s'approchait dangereusement de lui, l'étau se refer-

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niait. Il ne pouvait pas ne pas comprendre que la police aurait à l'oil tous les suspects. Il a alors eu l'idée d'un naufrage où tous périraient, ni vu ni connu. Et il n'aurait plus qu'à partir tranquillement à la recherche du coffret aux pierres précieuses.

- Mais il périrait avec nous !

- Non, pas lui. Nous venons de vérifier : la chaloupe du capitaine est prête à être mise à l'eau. C'est une petite mais solide embarcation qui ne craint pas la tempête. Il y a déjà tout ce qu'il faut à l'intérieur : réserve d'eau, un panier contenant des provisions et même, détail particulièrement touchant, un sac de voyage avec des vêtements. Il est probable que Reynier s'apprête à quitter le navire dès que nous serons entrés dans l'étroite passe, d'où le Léviathan n'aura plus aucune chance de sortir. Le paquebot sera dans l'impossibilité de virer et, même si on stoppe les machines, le courant l'enverra de toute façon sur les rochers. La terre n'étant pas loin, il est possible que quelques-uns en réchappent, mais tous les autres seront portés disparus.