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- Ne soyez pas aussi bouché, monsieur le policier ! intervint le pilote. Nous avons assez perdu le temps. Monsieur Fandorine m'a réveillé. Il m'a dit que le bateau ne va pas où il faut. Je voulais dormir, j'ai envoyé monsieur Fandorine au diable. Il m'a proposé une pari : cent livres contre un que le capitaine se tromper de route. J'ai pensé le Russe devenu fou, tout le monde savoir que les Russes être très excentriques, et je gagner argent facilement. Je monter sur le passerelle. Tout est normal. Le capitaine est de quart, le timonier tient le barre.

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Pour cent livres je vérifier tout de même la cap et là, j'ai eu une sueur ! Mais je n'ai rien dit au capitaine. Mister Fandorine m'avait prévenu qu'il ne faut rien dire. J'ai obéi. J'ai souhaité bon quart et suis parti. Depuis (le pilote consulta sa montre), vingt-cinq minutes sont passées.

Puis il ajouta en anglais quelque chose de manifestement désobligeant pour les Français en général et les policiers français en particulier. Gauche ne comprit que le mot frog1.

Après encore une seconde d'hésitation, le policier prit enfin une décision. Et aussitôt se métamorphosa. Ses mouvements se firent rapides et impétueux. Le père Gauche n'aimait pas agir dans la précipitation, mais, une fois lancé, plus rien ne l'arrêtait.

Enfilant à la hâte une veste et un pantalon, il dit au pilote :

- Fox, emmenez deux matelots sur le pont supérieur. Avec des carabines. Que le second vienne également. Non, mieux vaut pas, on n'a pas le temps de tout expliquer à nouveau.

Il fourra son fidèle Lefaucheux dans sa poche et tendit au diplomate un Mariette à quadruple canon.

- Vous savez vous en servir ?

- J'ai mon Herstal, répondit Fandorine en montrant à Gauche un joli revolver très compact, d'un modèle qu'il n'avait encore jamais eu l'occasion de voir. Et j'ai aussi ça.

Avec la vitesse de l'éclair, il sortit de sa canne une lame fine et flexible.

1. Grenouille.

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- Dans ce cas, en avant.

Gauche choisit de ne pas donner d'arme au baronet : savait-on jamais avec ce timbré.

Alors que tous les trois longeaient à grands pas l'immense corridor désert, la porte d'une des cabines s'entrouvrit, et Renata Kléber apparut, vêtue d'une robe d'un brun sombre, sur laquelle elle avait

jeté un châle.

- Enfin, messieurs, vous pourriez être plus discrets, on dirait un troupeau d'éléphants ! lança-t-elle, furieuse. Déjà qu'avec cet orage je n'arrive

pas à dormir !

- Fermez la porte et ne sortez sous aucun prétexte, répliqua sévèrement Gauche.

Sans s'arrêter, il poussa Renata à l'intérieur de sa cabine. L'heure n'était pas aux civilités.

Le commissaire crut également voir bouger la porte de la cabine 24, occupée par mademoiselle Stamp, mais le moment était trop grave pour s'attarder à des vétilles.

Sur le pont, la pluie et le vent cinglaient le visage. Il fallait crier, sinon impossible de s'entendre.

Il repéra l'escalier métallique qui menait au poste de pilotage et à la passerelle. Fox était déjà là à attendre en bas des marches, flanqué de deux matelots de quart.

- Avec des carabines, je vous avais dit ! cria

Gauche.

- Elles sont dans l'arsenal ! lui brailla à l'oreille

le pilote. Et c'est le capitaine qui a la clé !

" Tans pis, on monte ", fit comprendre par gestes Fandorine. Son visage scintillait de gouttes d'eau.

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Gauche regarda autour de lui et eut un frisson : la nuit était striée par un rideau de pluie aux reflets d'acier, blanchie par les crêtes écumantes des vagues, déchirée par les éclairs. Sinistre !

Dans le fracas de leurs talons résonnant sur les marches de fonte, ils gravirent l'escalier, les yeux plissés sous les assauts de la pluie. Gauche ouvrait la marche. En cet instant, il était l'homme le plus important de l'énorme Léviathan, qui, confiant, était en train de conduire à sa perte sa carcasse longue de deux cents mètres. A la dernière marche, le policier glissa et se rattrapa de justesse à la main courante. Il se redressa, reprit son souffle.

Voilà, il y était. Au-delà ne restaient plus que les cheminées crachotant des étincelles et les mâts, silhouettes à peine visibles dans l'obscurité.

Près d'une porte blindée, Gauche leva un doigt en signe d'avertissement : doucement ! Mesure de précaution sans doute superflue, car la mer faisait un tel vacarme qu'on n'aurait de toute façon rien entendu à l'intérieur.

- Ici est l'entrée au passerelle et poste de manouvres ! cria Fox. Sans invitation du capitaine, il est interdit d'entrer !

Gauche sortit son revolver de sa poche, leva le chien. Fandorine en fit autant.

- Vous, taisez-vous ! lança à tout hasard le policier, désireux de mettre en garde le diplomate par trop entreprenant. C'est moi qui parle ! Oh, j'aurais mieux fait de ne pas vous écouter !

Sur quoi il poussa résolument la porte.

Bon, ça commençait bien, la porte résistait.

- Il s'est enfermé, constata Fandorine. Fox, donnez de la voix.

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Le pilote tambourina contre la porte et cria :

- Captain, it's me, Jeremy Fox ! Plea.se open ! We hâve an emergency ' !

De derrière la porte, parvint la voix assourdie de

Reynier.

- What happened, Jeremy 2 ?

La porte resta fermée.

Décontenancé, le pilote se tourna vers Fando-rine. Ce dernier indiqua le commissaire, puis appuya deux doigts sur sa tempe et mima le geste de presser la détente. Gauche ne comprit pas le sens de cette pantomime, mais Fox acquiesça et hurla à tue-tête :

- The French cop shot himself3 \

Immédiatement la porte s'ouvrit en grand, et Gauche se fit un plaisir de présenter au capitaine sa physionomie certes mouillée mais bien vivante. Et, par la même occasion, le trou noir du canon de son Lefaucheux.

Reynier poussa un cri et fit un bond en arrière comme s'il avait été atteint par une balle. Comme preuve, on ne faisait pas mieux : un homme à la conscience tranquille ne reculait pas comme ça devant la police, et Gauche, sans plus aucune hésitation, saisit le marin par le col de sa veste de grosse toile enduite.

- Je suis heureux que l'annonce de ma mort ait produit sur vous un tel effet, monsieur le rajah, déclara le commissaire d'une voix doucereuse, avant de lancer son fameux " Mains au-dessus des

1. Capitaine, c'est moi, Jeremy Fox ! Ouvrez, s'il vous plaît ! Nous avons une urgence !

2. Que se passe-t-il, Jeremy ?

3. Le policier français s'est tiré une balle dans la tête !

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oreilles ! Vous êtes en état d'arrestation ! ", célèbre dans tout Paris.

Généralement, à ces mots, les coupe-jarrets les plus farouches s'évanouissaient.

La barre s'immobilisa entre les mains du timonier à demi retourné. Puis l'homme leva également les mains, et la roue partit légèrement sur la droite.

- Tiens ta barre, crétin ! brailla Gauche. Eh, toi ! ajouta-t-il en pointant du doigt un des deux matelots de quart. File chercher le premier lieutenant, qu'il prenne le commandement du navire. En attendant, Fox, faites le nécessaire. Et plus vite que ça, bon Dieu ! Envoyez un ordre à la salle des machines : " Arrière toute " ou " Stoppez les machines ", ce que vous voulez, mais ne restez pas là planté comme une bûche !

- Il faut voir, dit le pilote en se penchant sur la carte. Il n'est peut-être pas trop tard pour prendre à bâbord.

Du côté de Reynier, tout était clair. Le brave petit n'essayait même pas de feindre l'indignation, il se contentait de rester debout, la tête baissée. Ses mains levées étaient agitées de légers tremblements.

- Et maintenant, nous allons avoir une petite discussion, tous les deux, dit Gauche d'un ton mielleux. Une bonne petite discussion.

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Renata Kléber