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Tout d'abord Eraste Pétrovitch pensa : il l'a atteint au foie, et, du fond de sa mémoire, émergea une définition sortie de son dernier manuel de biologie : " Le foie : organe du corps animal qui sépare le sang de la bile. " Ensuite il vit Akhtyrtsev mourir. Eraste Pétrovitch n'avait encore jamais assisté à la mort d'un être humain, et pourtant il sut immédiatement qu'Akhtyrtsev venait de rendre l'âme. Ses yeux étaient devenus vitreux, ses lèvres s'étaient gonflées convulsivement et un filet de sang pourpre s'en écoulait. Très lentement, et même avec une certaine élégance, ainsi qu'il sembla à Eraste Pétrovitch, le fonctionnaire dégagea la lame, qui, pour l'heure, ne brillait plus. Doucement, tout doucement, il se tourna vers Eraste Pétrovitch, qui vit le visage de l'homme tout près du sien - ses yeux clairs troués par

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le point noir de ses pupilles, ses fines lèvres exsangues.

Les lèvres remuèrent et prononcèrent distinctement : " Azazel. " Alors, le temps cessa de s'étirer pour se contracter tel un ressort qui, en se détendant, frappa Eraste Pétrovitch au côté droit, si fort qu'il en tomba à la renverse et que sa nuque heurta violemment le bord de la balustrade. Qu'est-ce ? Qui est cet " Azazel " ? pensa Fandorine. Je dors ou quoi ? Et il pensa aussi : II est tombé sur le " Lord Byron " avec son couteau. En baleine très solide. Taille fine et belle carrure.

La porte s'ouvrit à la volée, et une bruyante compagnie se déversa sur le perron en riant.

- Eh bien, messieurs, c'est le champ de bataille de Borodino, ici ! cria joyeusement une voix avinée de marchand. On ne tient plus sur ses pieds, mes pauvres amis ! On ne sait pas boire !

Tout en pressant sa main sur son flanc brûlant et humide, Eraste Pétrovitch se redressa pour regarder son agresseur.

Mais, curieusement, l'homme aux yeux blancs avait disparu. Akhtyrtsev gisait à l'endroit où il était tombé - en travers des marches, visage contre terre ; son haut-de-forme, qui avait roulé, traînait à quelque mètres de là. Mais pas la moindre trace du fonctionnaire, qui semblait s'être dissous dans l'atmosphère. Il n'y avait pas âme qui vive dans toute la rue, où seuls les lampadaires répandaient leur lumière blafarde.

Soudain, ces derniers adoptèrent une conduite bizarre - ils se mirent à tourner et à virer, et tout devint d'abord très lumineux puis sombra dans l'obscurité complète.

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- Restez couché, mon petit, restez couché, dit Ksavéri Féofilaktovitch depuis le seuil de la porte, voyant Fandorine, tout confus, prêt à se lever de son inconfortable divan. Que vous a ordonné le docteur ? Je sais tout, je me suis renseigné. Deux semaines d'alitement après votre sortie de l'hôpital, le temps que la blessure cicatrise comme il faut et que le cerveau commotionné se remette en place ; or cela ne fait pas dix jours que vous êtes au repos.

Il s'assit et, de son mouchoir à carreaux, essuya sa calvitie écarlate.

- Ouf ! Mais c'est qu'il chauffe ce oeat soleil Tenez, je vous ai apporté des massepains .ies ^en-ses, servez-vous. Où vais-je les mettre ?

Le commissaire examina la chambrette aussi étroite qu'une tranchée où logeait le registrateur de collège mais n'y vit nulle part où poser son paquet : le divan était occupé par l'hôte des lieux, la chaise par Ksavéri Féofilaktovitch lui-même, la table croulait sous un amoncellement de livres. La chambre ne comportait pas d'autres meubles, pas même une armoire - les nombreux éléments de la garde-robe pendaient à des clous plantés aux murs.

- Alors, ça fait mal ?

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- Pas du tout, mentit quelque peu Eraste Pétro-vitch. On pourrait m'enlever les fils dès demain. Il a seulement effleuré les côtes, sinon rien. Et ma tête est en parfait état.

- Allons, soignez-vous tranquillement, la paie tombera tout de même. (Ksavéri Féofilaktovitch se rembrunit d'un air coupable.) Surtout, mon cher, ne soyez pas fâché que je sois resté si longtemps sans venir vous voir. Vous avez dû penser du mal du vieux, vous dire : quand il s'est agi de rédiger son rapport, il a foncé à l'hôpital, mais maintenant que je ne lui sers plus à rien, il ne montre plus le bout de son nez. J'ai envoyé quelqu'un s'informer auprès du médecin, mais je n'ai pas trouvé le moyen de me dégager pour venir vous voir. C'est un tel remue-ménage à la direction ! Nous y passons nos jours et nos nuits, parole d'honneur. (Le commissaire hocha la tête et, baissant la voix, dit sur le ton de la confidence :) Savez-vous que votre Akhtyrtsev n'était pas n'importe qui, mais ni plus ni moins que le propre petit-fils de Son Altesse Sérénissime le chancelier Kortchakov ?

- Pas possible ! s'exclama Fandorine.

- Son père, marié en secondes noces, est ambassadeur en Hollande, et votre ami habitait chez feu sa tante, la princesse Kortchakova, dans un palais situé rue Gontcharnaïa. La princesse a rendu l'âme l'année dernière et lui a légué toute sa fortune. Sans compter qu'il avait déjà reçu un bel héritage de sa défunte mère. Ah, si vous aviez vu le branle-bas de combat ! Je vous raconte. Tout d'abord, il a été décidé de placer l'affaire sous le contrôle personnel du général gouverneur, le prince Dolgorouki lui-même. Mais, en réalité, il n'y a pas vraiment d'affaire, et nul ne sait par quel bout s'y prendre. Personne à part vous n'a

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vu l'assassin. Béjetskaïa, comme je vous l'ai dit la dernière fois, a disparu sans laisser de trace. Maison vide. Aucun serviteur, aucun document. Qui est-elle ? Mystère. D'où vient-elle ? On l'ignore. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin. D'après son passeport, c'est une noble de Vilna. Nous avons envoyé une requête à Vilna, mais ce nom ne figure nulle part. Bref. Il y a une semaine, Son Excellence me convoque. " Ne le prends pas mal, Ksavéri, me dit-il, je te connais de longue date et j'apprécie ta conscience professionnelle, mais cette affaire n'est pas à ta portée. Un juge d'instruction va venir spécialement de Pétersbourg, un fonctionnaire chargé des missions spéciales auprès du chef des gendarmes et directeur de la Troisième section, Sa Haute Excellence l'aide de camp général Mizinov Lavrenty Arka-diévitch. Tu vois le genre d'oiseau rare ? Un de ces hommes nouveaux, partis de rien - un homme du futur. Il fait tout scientifiquement. Un maître en affaires délicates, rien à voir avec nous deux. " Hum, fit Ksavéri Féofilaktovitch d'un air contrarié, autant dire que s'il est un homme du futur, Grouchine est un homme du passé. Bref. Trois jours plus tard, à la première heure, il était là. Ce devait être mercredi, le 22. Il s'appelle Ivan Frantsévitch Brilling et a le rang de conseiller d'Etat. A trente ans ! Et voilà, aujourd'hui nous sommes samedi, et je suis au bureau depuis ce matin neuf heures. Hier il nous a tous réunis. Jusqu'à onze heures du soir nous sommes restés à conférer et à dessiner des schémas. Vous vous rappelez le buffet où nous prenions le thé ? Eh bien maintenant, à la place du samovar, il y a un appareil télégraphique et un télégraphiste de service jour et nuit. On peut envoyer une dépêche aussi bien à Vla-

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divostok qu'à Berlin, et la réponse arrive sur-le-champ. Il a chassé la moitié de nos agents et, à la place, il a ramené de Piter la moitié des siens - des hommes qui n'obéissent qu'à lui. Il m'a interrogé sur tout très minutieusement et m'a écouté avec attention. Je pensais qu'il allait me mettre à la retraite, mais non, il pouvait encore être bon à quelque chose, le commissaire Grouchine. C'est justement pour cela, mon petit, que je suis là, expliqua honnêtement Ksa-véri Féofilaktovitch. Je voulais vous prévenir. Il s'apprête à venir lui-même vous voir. Il veut vous interroger personnellement. Mais ne vous en faites pas, il n'y a rien contre vous. Vous avez même été blessé dans l'accomplissement de votre devoir. Et surtout n'allez pas me jouer un mauvais tour. Qui pouvait savoir que les choses tourneraient comme ça?