266
mis un acte que je préfère oublier, je m'enfuis de la maison et m'engageai comme mousse sur une goélette. Je naviguai pendant deux ans en Méditerranée. Ce fut une expérience rude mais utile. Je devins fort, impitoyable, en même temps que flexible. Parla suite, cela allait me permettre d'être le meilleur élève de l'Ecole maritime de Marseille. J'en sortis avec la médaille d'honneur et, dès lors, ne naviguai plus que sur les meilleurs bâtiments de la flotte marchande française. Quand, à la fin de l'année dernière, fut ouvert un concours pour le poste de premier lieutenant du prestigieux Léviathan, mes états de service et mes excellentes recommandations m'assurèrent la victoire. Mais à ce moment-là, mon But s'était déjà fait jour.
Gauche prit la deuxième feuille et annonça : - Voilà, on arrive au plus intéressant.
Petit, on me donnait des leçons d'arabe. Toutefois, mes maîtres étant par trop complaisants à l'égard du prince héritier, je n'appris pas grand-chose. Plus tard, lorsque je me retrouvai en France avec ma mère, il ne fut plus question de cours d'arabe, et j'oubliai rapidement le peu que je savais. Pendant de longues années, le Coran annoté par mon père me parut un livre enchanté, dont les arabesques magiques étaient inaccessibles au commun des mortels. Combien, par la suite, j'ai remercié le ciel de ne pas avoir demandé à quelque arabisant de lire les annotations en
267
marge ! Non, il fallait coûte que coûte que ce soit moi et moi seul qui perce ce secret. Je me remis à l'arabe alors que je naviguais dans les régions du Maghreb et du Levant. Peu à peu, le Coran commença à me parler avec la voix de mon père. Mais il fallut de longues années avant que les notes manuscrites - aphoris-mes fleuris des sages, fragments de poèmes et conseils d'un père à son bien-aimé fils - me laissent entrevoir le code qu'elles renfermaient. Prises dans un certain ordre, les annotations constituaient un ensemble d'instructions précises et détaillées, que seul pouvait comprendre celui qui avait appris les notes par cour, y avait beaucoup réfléchi et s'en était imprégné. Plus que sur tout le reste, je peinai longuement sur une phrase extraite d'un poème inconnu de moi :
Un foulard, rouge du sang paternel, Le messager delà mort t'apportera.
C'est seulement il y a un an, en lisant les Mémoires d'un général anglais qui se vantait de ses " exploits " pendant le Grand Soulèvement (mon intérêt pour ce sujet est bien compréhensible), que je découvris un intéressant détail sur le cadeau fait avant de mourir à son jeune fils par le rajah de Brahmapur. Ainsi, le Coran avait été enveloppé dans un foulard ! J'eus l'impression que mes yeux se dessillaient. Quelques mois plus tard, lord Littleby présenta sa collection au Louvre. Je fus le plus attentif des visiteurs de cette exposition. Quand, enfin, je vis le foulard de mon père, le sens de ces lignes me sauta aux yeux :
268
Et par sa forme pointue
II est semblable au dessin et à la montagne.
Et aussi :
Mais de l'oiseau de paradis, l'oil sans fond Est propre à percer le mystère.
Faut-il expliquer que, durant toutes ces années d'exil, je ne rêvais de rien d'autre que du coffret en argile renfermant toute la richesse du monde ? Combien de fois ai-je vu en songe se soulever le couvercle de terre, tandis que de nouveau, comme dans ma lointaine jeunesse, un éclat surnaturel se déversait sur l'univers !
Le trésor me revient de droit, je suis l'héritier légal ! Les Anglais m'ont dépouillé, mais ils n 'ont pas su profiter des fruits de leur perfidie. Cet infâme charognard de Littleby, qui se targuait de ses " raretés ", n'était en fait qu'un vulgaire receleur d'objets volés. Je n'ai pas un seul instant douté de mon bon droit et ne craignais qu'une seule chose : ne pas venir à bout de la tâche que je m'étais assignée.
Et j'ai effectivement commis une série d'impardonnables, de terribles erreurs. La première est la mort des serviteurs et, en particulier, des malheureux enfants. Je n'avais, bien sûr, aucune intention de tuer ces gens en rien coupables. Comme vous l'avez fort justement deviné, je me suis fait passer pour médecin et leur ai administré une injection d'opium. Je voulais seulement les endormir,
269
mais, par manque d'expérience et par crainte que le narcotique n'agisse pas suffisamment, j'ai mal évalué la dose.
Un second choc m'attendait à l'étage. Quand j'ai cassé la vitrine et que, les mains tremblantes d'une émotion empreinte de vénération, j'ai pressé le foulard de mon père contre mon visage, une des portes s'est brusquement ouverte et, boitant, est entré le maître de maison. Selon les informations en ma possession, le lord était en déplacement, or voilà qu'il surgissait devant moi, de surcroît armé d'un pistolet ! Je n'avais pas le choix,. J'attrapai la statuette de Shiva et, de toutes mes forces, en frappai le lord à la tête. Au lieu de partir à la renverse, il tomba en avant, en m'enserrant de ses bras et en éclaboussant de sang mes vêtements. Sous une blouse blanche, je portais mon uniforme d'apparat, dont le pantalon bleu marine à passepoil rouge ressemble énormément à celui des personnels sanitaires municipaux. J'étais très fier de ma ruse, mais, en fin de compte, c'est elle qui m'a perdu. Dans une ultime convulsion, sous ma blouse grande ouverte, le malheureux arracha de ma poitrine l'emblème du Léviathan. Ce n'est qu'à mon retour sur le paquebot que je remarquai la disparition de l'insigne. Je parvins à m'en procurer un autre, mais je n'en avais pas moins laissé derrière moi une trace fatale.
Je ne me souviens plus comment j'ai fui la maison. Plutôt que de sortir par la porte, j'ai choisi d'escalader la palissade depuis le jar-
270
din. Ensuite, je n'ai repris mes sens qu'une fois arrivé à la Seine. Dans une main, je tenais la statuette ensanglantée, dans l'autre, le pistolet. J'ignore moi-même pourquoi je l'avais ramassé. Avec un frémissement d'horreur, j'ai jeté l'un et l'autre dans l'eau. Dans la poche de ma tunique, sous la blouse blanche, le foulard me réchauffait le cour.
Et le lendemain, j'appris par les journaux, que je n'étais pas seulement l'assassin de lord Littleby mais également celui de neuf autres personnes. Je passe sur mes tourments à ce sujet.
" Ben voyons, fit le commissaire avec un hochement de tête. C'est touchant à pleurer. Il se croit devant une cour d'assises : " Jugez vous-même, messieurs les jurés, pouvais-je agir autrement ? A ma place, vous auriez fait pareil. " Répugnant ! conclut Gauche, et il reprit sa lecture :
Le foulard m'a rendu fou. L'oiseau enchanteur avec ce trou à la place de l'oil prit sur moi un étrange ascendant. C'était comme si je n'agissais pas de ma propre volonté, mais obéissais à la petite voix qui, désormais, me dirigeait.
" On le voit venir avec son idée d'irresponsabilité, fit remarquer le Bouledogue en souriant d'un air entendu. On connaît la chanson.
Alors que nous longions le canal de Suez, le foulard disparut de mon secrétaire. Je me
271
sentis le jouet du sort. Il ne me vint pas à l'esprit que le foulard avait été volé. A ce moment-là, j'étais déjà à tel point sous l'influence d'un sentiment mystique que ce triangle de soie me paraissait un être vivant et doué d'une âme. Il m'avait trouvé indigne et m'avait quitté. J'étais inconsolable et, si je n'ai pas mis fin à mes jours, c'est uniquement dans l'espoir que le foulard aurait pitié de moi et reviendrait. Cacher mon désespoir, à vous comme à mes collègues, exigea de moi un effort considérable.
Puis, à la veille de notre arrivée à Aden, eut lieu le miracle ! Ayant entendu le cri d'effroi poussé par madame Kléber, j'accourus dans sa cabine, et là, je vis un nègre surgi à'on ne sait où, portant autour du cou mon foulard mystérieusement disparu. Il était maintenant clair pour moi que, deux, jours plus tôt, le sauvage avait pénétré dans ma cabine et s'était tout simplement emparé d'un morceau de tissu aux couleurs vives. Pourtant, en cet instant, j'éprouvai une terreur irrationnelle, sans comparaison avec tout ce que j'avais pu connaître jusque-là. Comme si l'ange noir des Ténèbres était remonté de l'enfer pour me rendre mon trésor !