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Et, sans attendre la réponse, il ajouta :

" Je vous prie de patienter une minute, le t-temps que je me change. "

Quand il la fit entrer, il était en redingote et cravate impeccablement nouée. D'un geste, il l'invita à s'asseoir.

Clarice prit place et, le regardant dans les yeux, prononça ces paroles :

" Surtout ne m'interrompez pas. Si je perds le fil, ce sera encore plus affreux... Je sais, je suis beaucoup plus âgée que vous. Quel âge avez-vous ? Vingt-cinq ans ? Moins ? Peu importe. De toute façon, je ne vous demande pas de m'épouser. Cela

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étant, vous me plaisez. Je suis amoureuse de vous. Toute mon éducation a été orientée de telle façon que jamais, dans aucune circonstance, je ne dise ces mots à un homme, mais désormais cela m'est égal. Je n'ai plus de temps à perdre. Je flétris sans même avoir connu la floraison. Si je vous plais ne serait-ce qu'un tout petit peu, dites-le-moi. Sinon, dites-le-moi également. Après la honte que je viens de subir, je ne vois pas ce qui pourrait me rendre beaucoup plus amère. Et sachez une chose : mon... aventure parisienne a été un cauchemar, mais je ne la regrette pas. Mieux vaut un cauchemar que la torpeur abrutissante dans laquelle j'ai passé toute ma vie. Eh bien, répondez-moi, ne restez pas sans rien dire ! "

Seigneur, était-il possible qu'elle eût prononcé

de telles paroles à voix haute ? En un sens, elle

pouvait en être fière.

Sur le coup, Fandorine resta bouche bée et battit

des cils avec un air ahuri, fort peu romantique.

Puis il se décida à répondre, lentement, en

bégayant beaucoup plus que d'ordinaire :

" Miss Stamp... C-Clarice... Vous me plaisez.

Vous me plaisez beaucoup. Je v-vous admire. Et je

v-vous envie.

- Vous m'enviez ? Mais pourquoi ? demanda-t-elle, surprise.

- Pour votre audace. Parce que vous ne c-crai-gnez pas d'essuyer un refus et de p-paraître ridicule. Vous savez, au fond, je suis un homme très t-timide et peu sûr de lui.

- Vous ? s'étonna encore plus Clarice.

- Oui. J'ai très p-peur de deux choses : de me retrouver dans une situation absurde ou ridicule et... de relâcher ma défense. "

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Non, elle ne le comprenait décidément pas. " Quelle défense ?

- Voyez-vous, j'ai très tôt appris ce qu'était la p-perte de l'être cher, et j'ai connu une frayeur qui sans doute ne me quittera jamais. Tant que je suis seul, ma défense face à l'adversité est s-solide, je ne crains rien ni p-personne. Pour un homme tel que moi, le mieux est de rester seul.

- Je vous ai déjà dit, mister Fandorine, répondit sévèrement Clarice, que je ne prétendais aucunement à une place dans votre vie ni même dans votre cour. Et j'ai encore moins l'intention de porter atteinte à votre "défense". "

Elle se tut, car tout avait désormais été dit.

Et il fallut qu'à cet instant précis quelqu'un tambourinât à la porte. Du corridor, parvint la voix affolée de Milford-Stoakes.

" Mister Fandorine, sir ! Vous ne dormez pas ? Ouvrez ! Vite ! C'est un complot !

- Restez ici, murmura Eraste. Je reviens tout de suite. "

II sortit dans le couloir. Clarice entendit des voix étouffées, mais ne parvint pas à distinguer les paroles prononcées.

Environ cinq minutes plus tard, Fandorine revint. D'un tiroir, il sortit un objet, petit mais apparemment lourd, qu'il glissa dans sa poche, puis, bizarrement, il s'empara d'une élégante canne et dit, l'air préoccupé :

" Attendez un peu ici et retournez chez vous. L'affaire est proche du dénouement. "

Voilà donc le dénouement qu'il avait en tête... Plus tard, de retour dans sa cabine, Clarice entendit un martèlement de pas dans le couloir, un

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brouhaha de voix inquiètes, mais, bien sûr, il ne pouvait lui venir à l'esprit qu'au-dessus des mâts du fier Léviathan la mort guettait.

- De quoi madame Kléber veut-elle se confesser ? demanda nerveusement le docteur Truffo. Monsieur Fandorine, expliquez-nous ce qui se passe. Est-elle pour quelque chose dans toute cette

histoire ?

Mais Fandorine restait silencieux, se contentant d'afficher un air de plus en plus soucieux.

Se balançant au rythme régulier du roulis, le Léviathan se dirigeait à toute vapeur vers le nord, fendant les flots du détroit de Palk, rendus troubles par la tempête. Au loin, la côte de Ceylan dessinait une ligne verte. La matinée était maussade, mais étouffante. A travers les fenêtres exposées au vent, des bouffées d'air chaud et malsain pénétraient dans le salon, mais, ne trouvant pas de sortie, le flux retombait, impuissant, en faisant à peine frémir les rideaux.

- Manifestement, j'ai c-commis une erreur, balbutia Eraste en faisant un pas en direction de la porte. J'ai toujours un temps ou un demi-temps de

retard sur...

Quand éclata le premier coup de feu, Clarice ne comprit pas de quoi il s'agissait - un craquement quelconque, pensa-t-elle. Il ne manquait pas de choses susceptibles de craquer sur un navire aux prises avec une mer agitée. Mais aussitôt un deuxième bruit sec se fit entendre.

- Des coups de feu ! s'exclama sir Reginald.

Mais où ?

- Cela provient de la cabine du commissaire, dit rapidement Fandorine en se précipitant vers la porte.

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Tous s'élancèrent à sa suite.

Puis il y eut une troisième déflagration et, alors qu'il ne restait qu'une vingtaine de pas jusqu'à la cabine de Gauche, une quatrième retentit.

- Restez ici ! cria Eraste sans se retourner, en sortant un petit revolver de sa poche arrière.

Les autres ralentirent le pas, mais Clarice n'avait pas peur du tout, elle n'allait pas abandonner Eraste comme ça.

Celui-ci poussa la porte de la cabine et projeta en avant sa main armée du revolver. Clarice se mit sur la pointe des pieds et regarda par-dessus son épaule.

Une chaise renversée, telle fut la première chose qu'elle remarqua. Ensuite, elle vit le commissaire Gauche. Il gisait sur le dos, de l'autre côté de la table ronde vernissée qui occupait la partie centrale de la pièce. Clarice tendit le cou pour mieux voir et eut un frisson d'horreur : le visage de Gauche était monstrueusement déformé et, au milieu de son front, bouillonnait un sang pourpre qui s'écoulait en deux filets jusqu'au sol.

Renata Kléber était blottie dans un coin opposé de la pièce. Elle était d'une pâleur mortelle, poussait des sanglots hystériques, claquait des dents. Dans sa main tremblotait un gros revolver noir au canon encore fumant.

- A-ah ! O-oh ! hurla madame Kléber et, d'un doigt frémissant, elle indiqua le corps sans vie. Je... je l'ai tué !

- J'avais deviné, prononça sèchement Fandorine.

Son revolver toujours braqué sur elle, il s'approcha rapidement et, d'un geste preste, arracha son

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arme à la Suissesse. Elle ne songea même" pas à

résister.

- Docteur Truffo ! cria Eraste en suivant chaque geste de Renata. Venez !

Avec une curiosité mêlée de crainte, le petit docteur coula un regard dans la pièce enfumée par les explosions.

- Examinez le corps, dit Fandorine. Marmonnant des lamentations en italien, Truffo s'agenouilla près du cadavre de Gauche.

- Blessure létale à la tête, annonça-t-il. Mort instantanée. Mais ce n'est pas tout... Le coude droit a été transpercé par une balle. Et là, le poignet gauche également. Trois blessures en tout.

- Cherchez mieux. Il y a eu quatre c-coups de

feu.

- Je ne vois rien d'autre. Apparemment, une des balles est passée à côté. Quoique non, attendez ! Tenez, la voilà. Dans le genou droit !

- Je vais tout vous raconter, bredouilla Renata, le corps agité de sanglots. Seulement, je vous en prie, emmenez-moi ailleurs que dans cette horrible

pièce !

Fandorine remit son petit revolver dans sa poche, posa le grand sur la table.

- Eh bien, allons-y. Docteur, informez l'officier de quart de ce qui vient d'arriver, qu'il poste un garde devant la porte. Et venez nous rejoindre. A part nous, il n'y a plus personne pour mener l'enquête.