- Ah, quel maudit voyage ! se lamentait Truffo en trottinant dans le couloir. Pauvre Léviathan !
288
Dans le Windsor, on s'installa de la manière suivante : madame Kléber s'assit à la table, face à la porte, les autres, sans s'être donné le mot, prirent place du côté opposé. Seul Fandorine opta pour une chaise à côté de la meurtrière.
- Messieurs, ne me regardez pas comme ça, prononça madame Kléber d'une voix plaintive. Je l'ai tué, mais ce n'est vraiment pas ma faute. Je vais tout, tout vous raconter, et vous verrez... Mais de grâce, donnez-moi de l'eau.
Toujours charitable, le Japonais lui versa de la limonade - la table du petit déjeuner n'avait pas encore été débarrassée.
- Alors, que s'est-il passé ? demanda Clarice.
- Translate everything she says, ordonna d'un ton sévère Mrs Truffo à son mari revenu juste à temps. Everything - word for wordl.
Le docteur acquiesça d'un hochement de tête, tout en essuyant avec son mouchoir sa calvitie couverte de sueur après cette course.
- Ne craignez rien, madame. Dites toute la vérité, fit sir Reginald, encourageant Renata. Ce monsieur n'est pas un gentleman, il ne sait pas se conduire avec les dames, mais vous serez traitée avec le plus grand respect, je m'en porte garant.
Ces paroles s'accompagnèrent d'un regard en direction de Fandorine, regard chargé d'une haine si féroce que Clarice en eut le souffle coupé. Qu'avait-il bien pu se passer entre Eraste et Milford-Stoakes depuis la veille ? D'où venait cette hostilité ?
1. Traduisez tout ce qu'elle dit. Tout, mot pour mot.
289
- Merci, cher Reginald, fit Renata dans un
sanglot.
Elle but lentement sa limonade, tout en reniflant et pleurnichant. Puis elle laissa courir sur ses vis-à-vis un regard suppliant et commença :
- Gauche n'est pas du tout un gardien de la loi ! C'est un criminel, un fou ! Tout le monde ici a perdu la tête à cause de cet horrible foulard ! Même le commissaire de police !
- Vous avez dit vouloir lui faire des aveux, rappela Clarice avec fiel. Lesquels ?
- Oui, j'ai dissimulé un fait... Un fait essentiel. J'aurais bien sûr tout avoué, mais je voulais tout d'abord confondre le commissaire.
- Le confondre ? Mais pour quelle raison ? demanda sir Reginald, plein de commisération.
Madame Kléber cessa de pleurer et annonça triomphalement :
- Reynier ne s'est pas suicidé. C'est le commissaire Gauche qui l'a tué ! (Et, voyant le choc que sa déclaration venait de produire sur ses auditeurs, elle continua à un rythme accéléré.) C'est absolument évident ! Essayez donc de prendre votre élan pour vous fracasser la tête contre un mur dans une petite pièce de six mètres carrés ! C'est tout simplement impossible. Si Charles avait voulu mettre fin à ses jours, il se serait fait un noud autour du cou avec sa cravate, l'aurait accrochée à la grille du ventilateur et aurait sauté de la table. Non, c'est Gauche qui l'a tué ! Il l'a frappé à la tête avec quelque chose de lourd, et ensuite il a camouflé son crime en suicide ; c'est alors qu'il était déjà mort qu'il lui a cogné la tête contre l'angle du mur.
- Mais quel intérêt le commissaire avait-il à tuer Reynier? interrogea Clarice en secouant la
290
tête d'un air sceptique. C'est un vrai galimatias que vient de nous servir madame Kléber.
- Mais puisque je vous dis que la cupidité lui avait fait perdre la boule ! C'est le foulard le responsable de tout ! Soit Gauche était furieux contre Charles parce qu'il avait brûlé le foulard, soit il ne l'a pas cru, je ne sais pas. Mais qu'il l'ait tué, c'est évident. Et quand je lui ai lancé cela bien en face, le commissaire n'a pas songé un instant à nier. Il a saisi son pistolet, a commencé à me l'agiter sous le nez, à me menacer. Il disait que, si je ne tenais pas ma langue, j'irais rejoindre Reynier...
Renata recommença à renifler bruyamment et -ô miracle ! - le baronet lui tendit son mouchoir.
Comment expliquer cette mystérieuse métamorphose, lui qui avait toujours évité Renata comme la peste ?
-... Et voilà, ensuite il a posé le pistolet sur la table et s'est mis à me secouer par les épaules. J'ai eu peur, si peur ! Je ne me souviens plus moi-même comment j'ai fait pour le repousser et saisir l'arme sur la table. C'était affreux ! Je courais autour de la table, et lui essayait de m'attraper. Plusieurs fois, je ne sais plus combien, je me suis retournée et j'ai appuyé sur l'espèce de crochet. Finalement, il est tombé... Ensuite monsieur Fan-dorine est entré.
Et Renata éclata en sanglots. Milford-Stoakes lui caressa l'épaule avec précaution, comme s'il touchait un serpent à sonnette.
Dans le silence, retentit un applaudissement sonore. Surprise, Clarice eut un sursaut.
- Bravo ! s'exclama Fandorine avec un sourire moqueur en continuant de frapper dans ses mains.
291
B-bravo, madame Kléber. Vous êtes une grande
comédienne.
- Comment osez-vous ! se récria sir Reginald,
s'étranglant d'indignation.
Mais Fandorine l'arrêta d'un geste.
- Restez assis et écoutez. Je vais vous raconter comment tout s'est passé. (Fandorine était absolument calme et semblait ne pas douter un instant d'avoir raison.) Madame Kléber est non seulement une c-comédienne remarquable, mais, plus généralement, une personne exceptionnelle et talentueuse à tous égards. Dont l'envergure n'a d'égale que l'imagination. Hélas, pour l'essentiel, elle met ses dons au service de l'action criminelle. Vous êtes la complice de toute une série de crimes, madame. Ou plutôt, non, pas la complice mais l'inspiratrice, le p-personnage principal. C'est Reynier qui était votre complice.
- Voilà autre chose, dit Renata d'une voix plaintive, prenant à témoin sir Reginald. Encore un qui divague. Et lui qui était si calme, si paisible.
- Le p-plus stupéfiant chez vous est cette rapidité de réaction réellement surhumaine, continua Fandorine comme si de rien n'était. Vous ne vous défendez jamais, vous attaquez la p-première, madame Sanfon. Vous me permettez de vous appeler par votre vrai nom ?
- Sanfon ? ! Marie Sanfon ? ! Celle-là même ! ? s'exclama le docteur Truffo.
Clarice se surprit à rester la bouche ouverte. Quant à Milford-Stoakes, il s'empressa de retirer sa main de l'épaule de Renata. Cette dernière, pour sa part, regardait Fandorine avec commisération.
- Oui, vous avez ici d-devant vous la légendaire Marie Sanfon, géniale et impitoyable aventurière
292
internationale. Son style : les entreprises de g-grande ampleur, l'ingéniosité, l'audace. Et aussi son aptitude à ne laisser derrière elle ni preuves ni témoins. Et, last but not hast1, son total mépris à l'égard de la vie humaine. Les déclarations de Charles Reynier, sur lesquelles nous aurons l'occasion de revenir, contiennent autant de vérité que de mensonge. J'ignore, madame, quand et dans quelles circonstances vous avez rencontré cet homme, mais deux choses ne font aucun doute. Reynier vous aimait sincèrement et, jusqu'à la dernière minute, il s'est efforcé de détourner de vous les soupçons. Et deuxièmement, c'est vous qui avez incité le fils du rajah d'Emeraude à se mettre en quête de son héritage, sinon on ne voit pas p-pour-quoi il aurait attendu pendant tant d'années. Vous avez fait la connaissance de lord Littleby, vous vous êtes procuré toutes les informations nécessaires et avez échafaudé votre p-plan. De toute évidence, au départ, vous comptiez vous emparer du foulard par la ruse, en usant de vos charmes. Après tout, le lord ignorait l'importance de ce bout de tissu. Cependant vous avez vite compris que la tâche était irréalisable : Littleby était tout bonnement toqué de sa collection et pour rien au monde il n'aurait accepté de se défaire d'une seule de ses pièces. Voler le foulard se révélait également impossible, deux gardes en armes étant en permanence postés près de la vitrine. Vous avez donc d-décidé d'agir à coup sûr - avec le minimum de risque et, ainsi que vous l'affectionnez, sans laisser de traces. Dites-moi, vous saviez que le soir fatidi-