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1. Enfin et surtout.

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que le lord ne serait pas en voyage, mais chez lui ? Je suis certain que oui. Il vous fallait enchaîner Reynier par un c-crime de sang. Car ce n'est pas lui qui a tué les serviteurs, mais vous.

- Impossible ! s'écria le docteur Truffo en levant la main. Sans une solide formation médicale accompagnée d'une grande expérience, comment une femme pourrait-elle faire neuf piqûres en trois minutes ? C'est exclu !

- Premièrement, rien n'empêchait de p-prépa-rer neuf seringues remplies à l'avance. Deuxièmement... (D'un geste élégant, Eraste prit une pomme dans la coupe de fruits et en trancha un morceau.) Si monsieur Reynier n'avait effectivement pas d'expérience, en revanche, ce n'était pas le cas de Marie Sanfon. N'oubliez pas sa jeunesse passée dans un couvent de sours de Saint-Vincent-de-Paul, les sours de charité. Il est bien connu qu'un des objectifs de cet ordre est l'assistance médicale aux pauvres et que, dès leur jeune âge, les futures religieuses sont préparées à servir dans les hôpitaux, les léproseries et les asiles de vieillards. Toutes ces sours sont des infirmières hautement qualifiées, et la jeune Marie, rappelez-vous, était une des meilleures d'entre elles.

- Effectivement, j'avais oublié. Vous avez raison ! reconnut le docteur en penchant la tête, l'air contrit. Mais continuez. Je ne vous interromprai

plus.

- Nous sommes donc à Paris, rue de Grenelle, le soir du 15 mars. Deux personnes se p-présentent à l'hôtel particulier de lord Littleby : un jeune médecin au teint basané et une sour de charité portant une pèlerine grise au capuchon rabattu sur

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les yeux. Le médecin exhibe un document p-por-tant le tampon de la mairie, ordonne de rassembler rapidement toutes les personnes présentes dans la maison. Sans doute explique-t-il qu'il est tard et qu'ils ont encore beaucoup de travail. C'est la religieuse qui fait les injections - rapidement, avec habileté et sans douleur. Par la suite, l'anatomopa-thologiste ne découvrira aucun hématome à l'endroit des piqûres. Marie Sanfon n'avait pas oublié les leçons de sa jeunesse de sour de charité. La suite est claire, je ne m'attarderai donc pas sur les d-détails : les serviteurs s'endorment, les deux criminels montent à l'étage, courte empoignade entre Reynier et le maître de maison. Les assassins ne remarquent pas que, dans sa main, le lord a gardé l'insigne en or du Léviathan. Plus tard, madame, vous avez été amenée à donner votre propre emblème à votre complice. Il vous était en effet plus facile de détourner les soupçons qu'au p-pre-mier lieutenant du capitaine. Et je suppose également que vous étiez plus sûre de vous que de lui.

Clarice, qui, jusque-là, fixait Eraste avec fascination, regarda fugitivement Renata. Celle-ci écoutait attentivement, le visage figé en une expression d'étonnement outragé. Si elle était réellement Marie Sanfon, elle n'en laissait rien paraître pour le moment.

- J'ai commencé à vous soupçonner tous les deux le jour de votre p-prétendue agression par le malheureux Africain, confia à Renata le narrateur, avant d'arracher un petit morceau de pomme de ses dents blanches et régulières. Là, il est vrai, la faute en revient à Reynier : il a paniqué, s'est laissé emporter. Vous auriez imaginé quelque chose d'un

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peu plus subtil. Je vais retracer l'enchaînement des faits, corrigez-moi si je me t-trompe sur certains détails. D'accord ?

Renata secoua la tête d'un air affligé et appuya sa joue ronde sur sa main.

- Reynier vous a raccompagnée : vous aviez à discuter car, ainsi que le déclare votre complice dans sa confession, le foulard avait m-mystérieuse-ment disparu quelque temps plus tôt. Vous entrez dans votre cabine, découvrez un énorme nègre en train de fouiller dans vos affaires et, dans un premier temps, sans doute prenez-vous peur - pour autant toutefois que ce sentiment ne vous soit pas totalement étranger. Mais l'instant suivant votre cour se met à palpiter de joie : vous voyez le p-précieux foulard noué au cou du sauvage. Tout s'explique alors : en furetant dans la cabine de Reynier, l'esclave en fuite a eu le coup de foudre pour le bout de tissu bariolé et a décidé d'en parer son cou puissant. En entendant votre cri, Reynier accourt, remarque à son tour le foulard et, incapable de se contrôler, il saisit son couteau... Là, vous avez dû inventer de toutes pièces une prétendue agression, vous allonger par terre, vous couvrir du corps p-pesant et encore chaud du mort. Cela n'a pas dû être très agréable, n'est-ce pas ?

- Excusez-moi, mais tout cela n'est qu'une suite d'inventions de la plus belle eau ! objecta sir Reginald avec véhémence. Bien sûr que ce nègre a agressé madame Kléber, c'est évident ! Vous vous laissez une fois de plus emporter par votre imagination, monsieur le diplomate russe !

- Pas le moins du monde, répondit Eraste sans une ombre d'hostilité en regardant le baronet avec

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un mélange de tristesse et de pitié. Je vous ai dit que l'occasion m'avait été d-donnée de rencontrer des esclaves de la tribu n'danga, en captivité en Turquie. Savez-vous pourquoi ils valent si cher en Occident ? Parce que, tout en jouissant d'une force et d'une endurance remarquables, ils se caractérisent par leur douceur et leur totale absence d'agressivité. Tribu d'agriculteurs et non de chasseurs, ces gens n'ont jamais été en guerre avec personne. Un N'danga ne pouvait en aucun cas attaquer madame Kléber, même par peur. Et, d'ailleurs, monsieur Aono s'est étonné que les doigts du sauvage n'aient laissé aucune marque sur la peau tendre de votre cou. N'était-ce pas étrange en effet ?

Renata pencha la tête d'un air songeur, comme si elle était elle-même étonnée d'un tel phénomène.

- Maintenant rappelons-nous l'assassinat du professeur Sweetchild. A peine était-il devenu clair que l'indianiste était proche de résoudre l'énigme que vous, madame, lui avez demandé de prendre son temps, de tout raconter par le menu, en recommençant par le début, tandis que vous envoyiez votre complice prétendument chercher votre châle, en réalité, préparer le meurtre. Votre acolyte vous a compris sans qu'il soit besoin de mots.

- Faux ! s'écria Renata d'une voix sonore. Messieurs, vous êtes tous témoins ! Reynier s'est proposé spontanément ! Vous vous souvenez ? Monsieur Milford-Stoakes, n'est-ce pas que je dis la vérité ? Je me suis d'abord adressée à vous, vous vous rappelez ?

- C'est exact, confirma sir Reginald. C'est bien ainsi que cela s'est passé.

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- Petite ruse pour naïfs, répliqua Fandorine en fendant l'air de son couteau à fruit. Vous saviez p-parfaitement, madame, que le baronet ne pouvait vous supporter et ne cédait jamais à vos caprices. Vous avez mené l'opération, comme toujours, habilement, mais cette fois, hélas, avec insuffisamment de soin. Vous n'êtes pas arrivée à faire p-por-ter la faute sur monsieur Aono, quoique vous ayez été très près du but.

A ce point, Eraste baissa modestement les yeux, laissant à son auditoire l'occasion de se rappeler qui, précisément, avait démonté le faisceau de preuves dirigé contre le Japonais.

L'orgueil ne lui est pas étranger, songea Clarice. Elle trouva cependant ce trait de caractère absolument charmant et, curieusement, cela ne fit qu'ajouter au jeune homme encore plus d'attrait. Comme toujours, ce fut la poésie qui l'aida à résoudre ce paradoxe :

Et même la faiblesse chez l'être tant aimé

Aux, beaux yeux de l'amour est digne d'être adorée.

Ah, monsieur le diplomate, vous connaissez mal les Anglaises. Je crois que vous allez devoir faire une escale prolongée à Calcutta.

Fandorine observa une pause et, sans soupçonner que " l'être tant aimé " qu'il était rejoindrait plus tard que prévu son lieu d'affectation, il poursuivit :

- Dès lors, votre situation était devenue réellement périlleuse. Ce que Reynier expose avec une certaine éloquence dans sa lettre. Vous prenez alors une décision t-terrifiante, mais à sa façon géniale : couler le bateau en même temps que le