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vétilleux commissaire de police, les témoins et, en prime, un bon millier de passagers. Qu'est-ce que la vie d'un millier de p-personnes si celles-ci vous empêchent de devenir la femme la plus riche du monde ? Et, plus grave encore, si elles menacent votre vie et votre liberté ?
Clarice regarda Renata avec la même frayeur que si elle avait eu le diable devant elle. Etait-il possible que cette jeune personne un peu garce mais dans l'ensemble tout à fait ordinaire fût capable d'une telle monstruosité ? Impossible ! Et pourtant, comment ne pas croire Eraste ? Il était si convaincant et si beau !
Le long de la joue de Renata roula une énorme larme de la taille d'une fève. Son regard se figea en une prière muette : pourquoi me torturez-vous ainsi ? Vous ai-je fait quelque chose ? Les mains de la pauvre martyre glissèrent vers son ventre, son visage grimaça de souffrance.
- Inutile de vous évanouir, prévint Fandorine, imperturbable. Rien ne vaut quelques b-bonnes paires de claques sur le visage pour faire reprendre connaissance à quelqu'un. Et n'essayez pas de jouer les femmes faibles et sans défense. Le docteur Truffo et le docteur Aono vous estiment plus solide qu'un b-buffle. Restez assis, sir Reginald ! (La voix d'Eraste claqua comme un coup de fouet.) Vous aurez tout le temps de prendre la défense de votre belle dame. Après, quand j'en aurai terminé... A propos, mesdames et messieurs, nous devons tous remercier sir Reginald d'avoir sauvé nos vies. Sans sa... sa singulière habitude de faire le point toutes les trois heures, le repas de ce matin n'aurait pas eu lieu ici mais au f-fond de la mer. Et c'est nous qui aurions servi de petit déjeuner.
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- " Où est Polonius ? lança le baronet dans un brusque éclat de rire. Non point à un souper où il mange, mais à un souper où il est mangé. " Très
drôle.
Clarice serra ses bras autour d'elle. Une vague plus forte que les autres frappa le bateau de côté, faisant tinter la vaisselle sur la table, tandis que la volumineuse Big Ben oscillait de nouveau.
- Pour vous, madame, les gens sont des figurants, et vous n'avez aucune p-pitié pour les figurants. A fortiori lorsqu'il est question de cinquante millions de livres. Difficile de résister. Le pauvre Gauche, par exemple, n'a pas tenu. Comme il s'est montré maladroit pour accomplir son crime, notre fin limier ! Vous avez b-bien sûr raison, le malheureux Reynier ne s'est pas suicidé. Je l'aurais d'ailleurs compris de moi-même, mais votre tactique offensive m'a momentanément désarçonné. A quoi bon une " lettre d'adieu " ? Le ton n'est manifestement pas celui de quelqu'un qui s'apprête à mourir. En fait, Reynier espère encore gagner du temps, passer pour fou. Et surtout, il compte sur vous, madame Sanfon, il est habitué à vous faire entièrement confiance. Gauche a très tranquillement coupé la troisième page à l'endroit convenant le mieux, selon lui, à la conclusion. Impardonnable faute ! Le trésor de Brahmapur avait complètement fait perdre la tête à notre commissaire. Pensez donc : trois cent mille ans de son salaire ! rappela Fandorine avec un ricanement. Vous vous souvenez avec quelle concupiscence il racontait l'histoire du jardinier vendant pour très cher au banquier son irréprochable réputation ?
- Mais poulquoi devait-il tuer monsieur Ley-nier puisque le foulald avait été blûlé ? demanda le Japonais.
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- C'est ce que Reynier voulait ardemment faire croire au commissaire et, pour preuve, il a même dévoilé le secret du foulard. Mais Gauche ne l'a pas cru. (Fandorine observa une pause avant d'ajouter calmement :) Et il avait raison.
Un silence de mort s'abattit sur le salon. Clarice, qui venait d'inspirer, resta le souffle suspendu. Elle ne saisit pas immédiatement d'où venait ce poids qui soudain l'oppressait, puis, comprenant, elle expira l'air resté dans sa poitrine.
- Ce qui veut dire que le foulard existe toujours ? demanda prudemment le docteur, comme s'il craignait de faire envoler un oiseau rare. Alors, où est-il ?
- Ce petit bout de soie a changé trois fois de p-propriétaire depuis ce matin. Il a d'abord été en possession de Reynier. Ne croyant pas aux affirmations contenues dans la lettre, le commissaire a fouillé le prisonnier et a t-trouvé le foulard sur lui. C'est à cette minute précise que, rendu fou par cette fortune qui lui tombait entre les mains, il a commis le meurtre. La tentation était trop forte. Et tout se combinait si bien : la lettre indiquait que le foulard avait brûlé, l'assassin était passé à des aveux complets, le paquebot serait bientôt à Calcutta et, de là, Brahmapur était à portée de main ! Alors, Gauche joue le tout pour le tout. Saisissant un objet lourd, il frappe à la tête le détenu, qui ne se doute de rien, puis s'empresse de maquiller son crime en suicide avant de venir ici, au salon, en attendant que le garde découvre le corps. Mais là, madame Sanfon entre en jeu et nous roule tous les deux, le policier et moi-même. Vous êtes une femme stupéfiante, madame ! fit Eraste à
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l'adresse de Renata. Je m'attendais à vous voir vous justifier et tout mettre sur le dos de votre complice, étant donné que celui-ci était mort. Cela aurait été tellement simple ! Mais non, vous avez choisi de p-procéder différemment. Au comportement du commissaire, vous avez deviné que le foulard était en sa possession, et ce n'est pas à vous défendre que vous avez alors songé, oh non ! Il vous fallait récupérer le moyen d'accéder au trésor, et vous l'avez récupéré !
- Au nom de quoi devrais-je continuer à écouter ce tissu d'inepties ? s'exclama Renata, des sanglots dans la voix. D'abord, monsieur, vous n'êtes rien ! Vous n'êtes qu'un étranger ! J'exige que mon cas soit traité par un des officiers supérieurs du
paquebot !
Brusquement, le petit docteur se redressa, lissa les rares cheveux qui parsemaient sa calvitie olivâtre et dit avec gravité :
- Il y a ici un officier supérieur, madame. Considérez cet interrogatoire comme étant sanctionné par le commandement du navire. Poursuivez, monsieur Fandorine. Vous avez bien déclaré que cette femme était parvenue à reprendre le foulard au commissaire ?
- J'en ai la certitude. J'ignore comment elle a procédé pour s'emparer du revolver de Gauche. Sans doute le malheureux ne s'est-il pas méfié. Quoi qu'il en soit, elle a mis le commissaire en joue en exigeant qu'il lui donne immédiatement le foulard. Quand le vieil homme a voulu se rebiffer, elle lui a d'abord tiré une b-balle dans un bras, puis dans l'autre, puis dans le genou. Elle l'a torturé ! Où avez-vous appris à tirer aussi bien, madame ?
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Quatre balles, et chacune a fait mouche. Pardonnez-moi, mais il est d-difficile d'imaginer Gauche courant derrière vous autour de la table avec une jambe transpercée et les deux bras en bouillie. Après le troisième coup de feu, n'y tenant plus de douleur, il vous a donné le foulard, et vous avez alors achevé le malheureux en lui plaçant une dernière balle au beau milieu du front.
- Oh my Godl ! s'écria Mrs Truffo en guise de commentaire.
Mais maintenant une autre question préoccupait Clarice :
- C'est donc elle qui a le foulard ?
- Oui, acquiesça Eraste.
- Insensé ! Délirant ! Vous êtes tous fous ! cria Renata (ou bien Marie Sanfon ?) en partant d'un rire hystérique. Oh, Seigneur, quelle absurdité !
- C'est facile à savoil, dit le Japonais. Il n'y a qu'à fouiller madame Klébel. Si le foulald est sul elle, tout est vlai. Si elle ne l'a pas, c'est que monsieur Fandoline s'est tlompé. Dans paleil cas, chez nous au Japon, on s'ouvle le ventle.
- En ma présence, jamais des mains d'hommes ne fouilleront une dame ! déclara sir Reginald en se levant d'un air menaçant.
- Et des mains de femmes ? demanda Clarice. Mrs Truffo et moi-même fouillerons cette personne.
- Oh y es, it would take no time at ail2, accepta volontiers la femme du docteur.
1. Oh, mon Dieu !
2. Oh oui, cela ne prendra que très peu de temps.