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- Faites de moi ce que vous voulez, dit Renata en joignant les mains telle une victime vouée au sacrifice. Mais après vous mourrez de honte...

Les hommes allèrent attendre à l'extérieur, tandis que Mrs Truffo fouillait la prévenue avec une incroyable habileté. Elle se tourna vers Clarice, secoua la tête.

Clarice s'alarma en pensant au pauvre Eraste. Etait-il possible qu'il se soit trompé ?

- Le foulard est très fin, dit-elle. Laissez, je vais chercher moi-même.

Palper le corps d'une autre femme avait quelque chose d'étrange et de honteux, mais Clarice se mordit la lèvre et examina soigneusement chaque couture, chaque pli de ses vêtements, et jusqu'au moindre volant de ses dessous. Le foulard n'y était pas.

- Il va vous falloir vous déshabiller, déclara-t-elle d'un ton ferme.

C'était affreux, mais plus affreuse encore était l'idée qu'on puisse ne pas découvrir le foulard. Quel coup pour Eraste ! Il ne le supporterait pas !

Renata leva docilement les bras afin qu'il soit plus facile de lui retirer sa robe, puis elle demanda timidement :

- Au nom du ciel, mademoiselle Stamp, ne faites pas de mal à mon enfant.

Sans desserrer les dents, Clarice entreprit de défaire sa robe. Elle en était au troisième bouton quand on frappa à la porte et que retentit la voix joyeuse d'Eraste :

- Mesdames, vous pouvez arrêter vos recherches ! On peut entrer ?

- Oui, oui, entrez, cria Clarice, reboutonnant rapidement la robe.

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Les hommes arboraient un air énigmatique. Ils se placèrent en silence autour de la table et, en un geste de magicien, Eraste fit surgir sur la nappe le morceau de tissu triangulaire, qui se déversa en un arc-en-ciel multicolore.

- Le foulard ! s'écria Renata.

- Où l'avez-vous trouvé ? demanda Clarice, se sentant au comble de la confusion.

- Pendant que vous fouilliez madame Sanfon, nous ne p-perdions pas non plus notre temps, expliqua Fandorine, l'air satisfait. L'idée m'est venue que cette p-prévoyante personne pouvait avoir dissimulé cette preuve accablante dans la cabine du commissaire. Ne disposant que de quelques secondes, elle ne p-pouvait pas avoir caché le foulard bien loin. Et, effectivement, la découverte a été rapide. Après en avoir fait une boule, elle avait glissé le petit morceau de soie sous un coin du tapis. De telle manière que vous pouvez maintenant admirer le fameux oiseau Kalavinka.

Clarice approcha de la table et, à l'instar des autres, fixa, émerveillée, le bout de tissu qui avait coûté tant de vies humaines.

Par sa forme, le foulard rappelait un triangle isocèle. A vue d'oil, chacun des côtés devait mesurer à peine plus de vingt pouces. Le dessin stupéfiait par son bariolage primitif : sur fond d'arbres et de fruits de toutes les couleurs, un être mi-oiseau mi-femme à la poitrine proéminente et ressemblant aux antiques sirènes déployait ses ailes. Son visage était de profil, ses longs cils recourbés encadraient le petit trou figurant l'oil, au contour brodé d'un fil d'or d'une extraordinaire finesse. Clarice se dit que, de toute sa vie, elle n'avait jamais rien contemplé de plus beau.

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- Oui, c'est incontestablement le fameux foulard, dit sir Reginald. Mais votre trouvaille prouve-t-elle la culpabilité de madame Kléber ?

- Et le sac de voyage ? prononça doucement Fandorine. Vous vous rappelez le sac de voyage que nous avons d-découvert ensemble dans la chaloupe du capitaine ? Parmi diverses choses, j'y ai trouvé une cape que nous avons plus d'une fois vue sur les épaules de madame Kléber. Le sac de voyage a été ajouté aux autres preuves matérielles. Sans doute y trouvera-t-on d'autres objets appartenant à notre b-bonne amie.

- Qu'avez-vous à répondre à cela, madame ? demanda le docteur en se tournant vers Renata.

- La vérité, répondit-elle, tandis qu'au même instant son visage se transformait jusqu'à en être méconnaissable.

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Reginald Milford-Stoakes

... et dans l'expression de son visage s'opéra un changement qui me frappa. La brebis faible et sans défense accablée par le sort venait, comme par un coup de baguette magique, de se muer en louve. Ses épaules se redressèrent, son menton se leva, ses yeux s'enflammèrent d'une lueur menaçante, tandis que ses narines se mettaient à palpiter, comme si nous avions devant nous un carnassier - mais pas une louve, non, plutôt un félin, une panthère ou une lionne flairant l'odeur du sang frais. Instinctivement, je reculai. Plus personne ici n'avait désormais besoin de mon secours !

Ainsi transfigurée, Mrs Kléber lança à Fandorine un regard incendiaire, chargé d'une telle haine que même cet homme que pourtant rien ne semble pouvoir atteindre tressaillit.

Je comprends parfaitement les sentiments de cette étrange femme. J'ai moi-même complètement changé d'opinion à l'égard de ce méprisable Russe. C'est un individu ignoble, un fou malveillant doué d'une imagination monstrueuse et perverse. Comment ai-je pu éprouver pour lui confiance et respect ? C'est incompréhensible !

Seulement, je ne sais pas comment vous dire cela, tendre Emily. Ma plume tremble dans ma main tant je suis indigné... J'ai d'abord voulu vous le cacher, mais je vous l'écris tout de même, sans quoi vous auriez du mal à comprendre pourquoi mon attitude à l'égard de Fandorine a subi une telle transformation.

Cette nuit, après les turbulences et les émotions que je vous ai décrites plus haut, Fandorine et moi

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avons eu une conversation fort étrange, qui m'a plongé dans un état de rage et de douloureuse perplexité. S'approchant de moi, le Russe me remercia d'avoir sauvé le navire et, avec une fausse compassion, bégayant à chaque mot, il se lança dans une suite d'inepties inconcevables, monstrueuses. Voilà exactement ce qu'il me dit, je m'en souviens mot pour mot : " Je suis au courant de votre malheur, sir Reginald. Le commissaire Gauche m'a tout raconté depuis longtemps. Bien sûr, cela n'est pas mon affaire, et j'ai longuement hésité avant de me décider à aborder ce sujet avec vous, mais je vois à quel point vous souffrez et ne puis rester indifférent. Si je me permets de vous dire tout cela, c'est uniquement parce que j'ai moi-même dû affronter une telle douleur. Comme vous, j'ai été menacé de perdre la raison. Si j'ai sauvé et même affûté mes facultés mentales, cela s'est fait au prix d'un grand pan de mon cour. Croyez-moi, dans votre situation, il n'y a pas d'autre issue. Ne fuyez pas la vérité, si terrible soit-elle, ne vous cachez pas derrière une illusion. Et, surtout, ne vous accablez pas de reproches. Ce n'est pas votre faute si les chevaux se sont emballés, si votre femme, alors enceinte, a été projetée hors de la calèche et s'est tuée. Ce drame est la rude épreuve que vous a réservée le destin. J'ignore à qui et à quoi peut servir un aussi cruel examen de passage infligé à un être humain, mais je sais une chose : il est indispensable de surmonter cette épreuve. Sinon, c'est la fin, la déchéance de l'esprit. "

Je n'ai pas compris immédiatement à quoi faisait allusion ce gredin. Puis j'ai saisi ! Il s'imaginait que vous, ma précieuse Emily, vous étiez morte ! Qu'alors que vous étiez enceinte, vous étiez tombée

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de calèche en vous blessant mortellement ! Si je n'avais pas été aussi scandalisé, j'aurais éclaté de rire au nez de ce diplomate à l'esprit dérangé ! Dire une chose pareille et alors même que vous êtes en train de m'attendre impatiemment sous le ciel d'azur d'îles paradisiaques ! Chaque heure me rapproche un peu plus de vous, ma tendre Emily. Désormais, rien ni personne ne m'arrêtera.

Toutefois, chose étrange, je n'arrive absolument pas à me rappeler pourquoi et comment vous vous êtes retrouvée à Tahiti, de surcroît seule, sans moi. Mais sans doute y a-t-il à cela quelque solide raison. Peu importe. Nous allons nous revoir et, ma douce amie, vous m'expliquerez tout.

Mais je reviens à mon récit.

Se dressant de toute sa hauteur (tout à coup, elle se révéla bien moins petite ; il est surprenant de voir à quel point le maintien et le port de tête sont déterminants), Mrs Kléber dit, s'adressant principalement à Fandorine :